Article paru dans Revue Marionnettes 2013-2014 nº4 : Tourner au Québec et dans le monde
Johanne Rodrigue est comédienne, marionnettiste et cofondatrice du Théâtre de l’Avant-Pays, à Montréal.
Lors de l’ouverture de Radio-Canada, le 6 septembre 1952 à 16h, la toute première émission diffusée mettait en vedette des marionnettes à gaine : Pépinot et Capucine. Chaque émission demandait une quinzaine d’heures de répétitions, avec et sans caméras, et des journées de préparatifs. Le programme exigeait la présence d’une équipe d’au moins quinze artistes et techniciens, sur le plateau comme dans la cabine de contrôle. Le réalisateur, Jean-Paul Ladouceur, faisait lui-même l’esquisse des marionnettes et des décors, qui étaient ensuite fabriqués par le sculpteur Edmondo Chiodini (1906-1997), créateur des marionnettes pour les séries Pépinot et Capucine, Le professeur Calculus et Bobino. Les marionnettistes-acteurs prêtaient leurs voix et développaient leurs manipulations. L’apprentissage se faisait « sur le tas ». On inventait une façon de faire, on développait des trucages en tenant compte de la spécificité de la télévision, tout en s’inspirant de ceux développés par le cinéaste français du siècle dernier, Georges Méliès. Le choix de la marionnette à gaine s’imposait pour sa mobilité et sa facilité d’animation.
Au fil des ans, Pépinot voit grand. Ses aventures avec son fidèle compagnon l’Ours le mènent autour du monde : un safari à dos d’éléphant en Afrique, une bataille navale épique contre des pirates ou encore une course aux trésors sur fond de pyramides d’Égypte. On apprend, on voyage tout en s’amusant. D’autres émissions de marionnettes comme Chat piano, Les mille et une nuits et Le professeur Calculus voient le jour. Puis viendront les séries mettant en vedette la marionnette et l’acteur comme Bobino et Bobinette, Rodoudou, Le Grenier aux images, Pépé le cowboy, Frisson des collines, etc. Durant cette décennie, les émissions de marionnettes font le bonheur des jeunes téléspectateurs.
Johanne Rodrigue dans Pacha et les chats © Huguette Leduc
L’âge d’or des séries de marionnettes
À la fin des années 1960, la société change, les émissions de marionnettes aussi. Sesame street arrive sur les ondes et c’est un succès planétaire immédiat qui modifie profondément le paysage télévisuel. Maintenant, on éduque ! Des psychologues et des professeurs conçoivent les émissions, comme la fameuse Passe-Partout, émission culte produite par le gouvernement du Québec et JPL Productions (Jean-Paul Ladouceur) de 1977 à 1991, sur les ondes de Radio-Québec. À Télé-Métropole, toujours pour le jeune public, on propose le Zoo du Capitaine Bonhomme, La cabane à Midas et Le monde de monsieur Tranquille, où l’on privilégie l’improvisation et le burlesque. Le monde de monsieur Tranquille marque les débuts de ma carrière de marionnettiste à la télévision. Monsieur Tranquille était une marionnette à mains prenantes et à bouche articulée, hautement expressive, créée par Éric Mérinat et à qui le marionnettiste Roger Giguère prêtait sa voix. Le rôle du professeur Ciboulot était tenu par l’acteur Yvon Dufour. Je recevais les canevas de six émissions le vendredi et le lendemain on enregistrait le tout. L’émission était divisée en trois segments : le premier était une courte saynète improvisée entre les marionnettes et le professeur Ciboulot, venait ensuite le concours de dessins commentés par Monsieur Tranquille et le professeur Ciboulot et finalement, l’une de mes marionnettes menait une interview avec un jeune ayant un talent particulier. On improvisait, on ne reprenait jamais les prises. Je manipulais et prêtais ma voix à deux marionnettes à gaine : une souris à lunettes et une grenouille ballerine. Pendant ce temps était diffusée à Radio-Canada la série Nic et Pic, marionnettes créées et manipulées par Pierre Régimbald et Nicole Lapointe.
En 1982-83, le cinéaste Gilbert Gratton réalise Les aventures de Virulysse en 35mm, une série d’avant-garde dont les marionnettes à tiges et à bouche articulée sont conçues par le Théâtre de l’Avant-Pays. Le plateau de tournage est immense, les manipulateurs travaillent debout et sans moniteur, les marionnettes de latex côtoient de vrais lapins, on parle d’écologie et de science-fiction. Ce n’est qu’au visionnage des rushes que l’on peut vérifier si la marionnette « passe à l’écran ». C’est la mode des marionnettes en latex qui imite la peau, avec des articulations mobiles (yeux), comme celles de la deuxième série de Passe-Partout et celles de la série pour adultes À plein temps. Dans celle-ci, les marionnettes sont grandeur nature et à mains prenantes, « habitées » par deux manipulateurs qui, à l’intérieur de la marionnette, sont guidés par un petit moniteur et des écouteurs. Les voix sont faites par des comédiens assis à une table adjacente au plateau de tournage. Comme pour Passe-Partout, ils suivent l’action sur des moniteurs tout en livrant leur texte. Mais cette approche marionnettique n’a pas été renouvelée, la technologie n’étant pas au point. Aujourd’hui, avec la robotique, le résultat serait différent.
Johanne Rodrigue dans Chicken Minute.
Les chaînes spécialisées font leur apparition à partir de 1980. Canal Famille diffuse et produit des émissions pour la jeunesse. La populaire série Bibi et Geneviève (plus de 650 émissions) met en vedette Bibi, une marionnette à mains prenantes interprétée par le marionnettiste Michel Ledoux et la comédienne Sophie Dansereau.
De nouvelles techniques de manipulation
Dans les années 1990, s’amorce la seconde période de l’âge d’or des émissions de marionnettes. On revient au ludique avec Pacha et les chats, produit par Prisma. Je joue Cali, une chatte espiègle. Les marionnettes à mains prenantes, avec bouche et yeux articulés, sont créées par Marc-André Coulombe, dans les décors impressionnants d’Éric Daudelin. La nouveauté dans cette série, c’est le jeu : on se déplace, on bouge, on évolue dans un cadre mobile, à l’inverse des marionnettistes anglophones de la série Chicken Minute (avec qui j’ai travaillé) qui évoluent dans un cadre fixe. On manipule en duo : une personne fait la tête et la voix, tandis que l’autre anime les mains. Une technique de jeu exigeante, qui demande une bonne coordination ! Notre cerveau est constamment stimulé par ce qu’il voit dans les moniteurs et par ce qu’il entend dans les écouteurs : dans une oreillette, il y a le retour son du studio et dans l’autre, le découpage technique de la réalisation. Au début, cette technicité est complexe, il faut apprendre le langage télévisuel, faire attention à ne pas apparaître sur les moniteurs et à ne pas accrocher nos micros sans fil. Après quelque temps, quand notre cerveau a assimilé le tout, c’est le nirvana! Ce qui a fait de Pacha et les chats mon meilleur plateau de tournage ! La réalisation était dynamique, les plans de caméra audacieux et l’équipe technique complice. Cette série fut traduite en plusieurs langues et diffusée internationalement.
Avec Anne la banane (Prisma), une coproduction avec l’Allemagne, on explore l’écran vert sous la direction d’Hélène Girard. Les décors sont numérisés, le plancher du plateau de tournage est quadrillé, un informaticien ajuste les données de la caméra (angles de vue) au décor que l’on voit dans nos moniteurs. Les marionnettistes sont entièrement habillés de vert afin de se fondre dans le décor. Les marionnettes en latex et à bouche articulée ont un mécanisme de conception tchèque qui leur permet de cligner des yeux et de diriger leur regard. La maison de production Prisma a développé et produit plusieurs séries mettant en vedette la marionnette, au Québec et en co-production avec l’étranger. Malheureusement, elle a dû mettre fin à ses activités.
Johanne Rodrigue dans La maison de Ouimzie. Coll.personnelle
Arrive ensuite la grande série La maison de Ouimzie (Cinar). Les marionnettes à tiges et à mains prenantes sont construites dans les ateliers new-yorkais de Jim Henson. On retrouve les réalisateurs de Pacha et les chats et d’Anne la banane : Hélène Girard, Peter Svatek, Richard Lahaie et André Guérard. J’interprétais le personnage de Yaya qui dirigeait une garderie familiale. C’est un des personnages que j’ai le plus aimé… La réalisatrice Hélène Girard voulait que je lui compose une nouvelle voix, pas une qu’elle me connaissait déjà. J’ai trouvé la voix de Yaya le jour du tournage ! Cette populaire série a été traduite en plusieurs langues et jouée dans de nombreux pays. On la retrouve sur le web en anglais.
En 2001-2002, Wumpa’s World (Cité Amérique) marque l’arrivée de l’animatronique ! Une marionnette robotisée est manipulée à distance par deux personnes ; la première s’occupe des expressions (regard et lipsync) et l’autre personne, de son déplacement. Le contrôle au bout des doigts ! La seconde période de l’âge d’or se termine. Il y a bien eu d’autres productions marionnettes avec acteurs mais avec des budgets réduits : Bonjour madame Croque-cerise (1999-2003), Iglou glou (2003), Allô Pierre-l’eau (2005) ; et très réduit : Zénon, le petit cochon (2006-2010). Pendant cette période, je suis la seule marionnettiste au travail. Les logiciels d’animation 3D sont-ils plus accessibles ? Peut-être, mais une animation 3D ne remplacera jamais une marionnette. La marionnette prend une place dans la réalité, elle est le fruit d’un travail artisanal qui a sa matérialité et son étrangeté.
Depuis 2010, on assiste à une reprise timide et fragile : Théo (2010-2011), 1, 2, 3… Géant (depuis 2011), À la ferme de Zénon (2011-2013), et Toupie et Binou (depuis 2012), une production qui intègre l’animation des décors en temps réel. Un mélange des genres — marionnettes à tiges et animation virtuelle — qui ne peut que s’intensifier dans les prochaines années. Au générique de cette série, le mot « marionnettes » a été remplacé par « personnages en volume » et les marionnettistes sont des « comédiens/personnages en volume ». Le mot marionnette ferait-il peur?
L’arrivée du web amène de grands bouleversements dans les habitudes des téléspectateurs. De plus en plus de jeunes visionnent leurs émissions uniquement via Internet. Le web, c’est la plateforme de l’avenir, la démocratisation de la création, car on peut produire ses propres projets avec des moyens abordables et accessibles. C’est une formidable carte de visite. La web-série québécoise pour adultes Tricoté serré met en relation un couple improbable : une jeune femme et son conjoint « marionnette »!
Pour œuvrer dans cet univers, il faut bien s’entourer, s’intéresser à cette technique médiatique, apprendre ce langage pour exploiter au maximum la problématique marionnettique. C’est ce que j’enseigne aux étudiants du DESS en théâtre de marionnettes contemporain de l’UQAM, en plus de l’apprentissage de la technique télé traditionnelle.