Skip to main content

Parcours croisés France-Québec

Une création malléable comme de la pâte à pain – Entrevue avec Hubert Jégat

par Evelyne Lecucq février 2024

Evelyne Lecucq : Comment est venue l’idée de faire une coproduction ou une co-création franco-québécoise entre votre compagnie et la compagnie des Sages Fous ?

Hubert Jégat : En 2012, Les Sages Fous organisaient la Saison de théâtre insolite à Trois-Rivières [au Canada] sur les bords du Saint-Laurent. C’est dans ce cadre-là que nous nous sommes revus et que l’idée de travailler ensemble a émergé.

Nous nous sommes rencontrés sept ans auparavant dans un festival en France alors qu’ils étaient en tournée. C’était à Orléans, au festival du Parc Pasteur où il y avait la Tortue Magique à l’époque. Nous avons passé un super moment ensemble et nous nous sommes liés d’amitié. En 2012, ils me disent : « Viens jouer chez nous le spectacle que tu jouais au Parc Pasteur » [ndlr : Le spectacle Petit pains oubliés]”. C’était un spectacle avec un chapiteau et des centaines de petits pains dans des boîtes en bois…  Donc autant dire que l’option cargo était la seule qui nous était possible pour déplacer les décors, et finalement avec les budgets que ça impliquait…. on s’est dit : « Bah non ! ».

Mais ils avaient vraiment envie qu’on joue ce spectacle à Trois-Rivières. Donc je leur ai dit : « Je vais venir reconstruire le décor sur place chez vous. On va faire du pain ensemble, et on va trouver des vieilles caisses en bois…Et puis on va bien réussir à monter quelque chose » [rires]. L’idée était de réaliser véritablement une nouvelle création à partir du concept initial.

Donc ils ont fabriqué une yourte sur place. Nous avons re-créé le spectacle en seulement trois jours…sur un rythme de fou qui a également participé à nouer notre relation. J’ai joué plusieurs fois pendant deux jours, et puis j’ai dû reprendre l’avion pour rentrer en France. A la fin, on s’est dit avec les Sages Fous : « Autant d’énergie, de travail, ça ne peut pas rester sans suite ! ».

Après plusieurs mois, ils m’ont rappelé pour me dire « Reviens ! Ce qui serait chouette, ça serait de refaire le spectacle, mais cette fois avec une équipe québécoise ».

EL : La première fois que vous avez joué Petits pains oubliés là-bas, est-ce que vous étiez seul ou à deux comme auparavant ?

HJ : Je jouais seul. Dans le même temps, je faisais les transmissions à Jacob Brindamour des Sages Fous qui réalisait les visites avec moi en tant qu’assistant. Il est ensuite devenu président d’honneur de l’Association pour la promotion de l’œuvre de Pablo Cana au Québec (APOPCQ).

C’est un concept qu’on a établi également ailleurs dans d’autres pays, notamment au Brésil et en Israël, dans un principe d’expédition. La première de cette série est née au Québec.

On était dans une logique de co-création et coproduction, car j’ai amené l’idée, et formé les guides sur place. Il y a donc une première fournée exceptionnelle en la personne de Myriame Larose et d’Antoine Laprise ! On a passé deux semaines ensemble à faire du pain et des répétitions. Je les ai suivis ensuite pendant la première tournée du spectacle Petit pains oubliés : expédition Québec, notamment au festival d’été de Québec. L’année d’après, ils ont rejoué le spectacle sans que j’y sois. Et par la suite, ils l’ont exploité deux ou trois saisons.

EL : Le titre a donc légèrement changé.

HJ : Oui, cela s’appelle Petits pains oubliés – expédition Québec. On a imaginé que Pablo Cana a traversé l’Atlantique et a réalisé des recherches archéologiques sur les berges du Saint-Laurent. Le contenu du spectacle a également été réécrit à l’aune de découvertes faites sur le territoire québécois. Le fait de créer au Québec a eu un impact fort sur la création, elle est devenue malléable comme de la pâte à pain !

En plus, on était en 2012 et c’était le grand mouvement du printemps érable. Donc on a une figure dans l’exposition québécoise qui est un petit révolutionnaire avec un carré rouge sur le cœur… A l’époque, tout le monde arborait un petit carré rouge sur son vêtement pour manifester, c’était la gronde étudiante de 2012.

Petits pains oubliés : expédition Québec, publication Facebook Les Sages Fous

Petits pains oubliés : expédition Québec, publication Facebook Les Sages Fous

EL : En quoi consiste ce que vous appelez coproduction ?

HJ : C’est la compagnie Les Sages Fous qui a investi financièrement dans les décors…même si en soi, il y a beaucoup de récupération, de la farine et du sel.

Le choix du partenaire s’est fait avant tout sur une sensibilité artistique. On s’est parlé d’artiste à artiste et non d’artiste à un lieu, ce qui aurait certainement donné une production sans âme. On aurait fait de notre spectacle un produit, alors que là il y avait avant tout la volonté d’être dans un échange culturel.

Je suis reparti au Québec pour remonter le spectacle et former de nouveaux guides. Il y a eu ensuite une tournée entre 2022 et 2023 au Québec. Le spectacle existe encore après dix années !

EL : Pourquoi fallait-il remonter ce spectacle ?

HJ : Il avait tout de même été stocké pendant sept ans sans sortir. Je me suis dit : « OK pour le reprendre …mais il faut lui donner un petit coup de jeune. » Cela a nécessité une semaine de re-création scénographique et de formation des nouveaux guides. Il y a vraiment des liens qui se sont tissés entre nous. J’ai formé des comédiens au Québec [Lucile Proposer, Antoine Laprise, Myriame Larose] qui sont capables de faire le guide sans moi.

EL : Est-ce que la troupe québécoise n’a eu aucune difficulté économique à employer un comédien français ?

PP : J’ai été employé sous le régime québécois. Je faisais des aller-retours.

EL : Qui finançait vos voyages ?

PP : Moi-même certaines fois, ou l’Office franco-québécois de la jeunesse qui faisait un partenariat, à la fin des années 2000, avec Pôle Emploi pour donner des bourses. J’en ai obtenu une de trois mois, de mille euros par mois, pour voyager là-bas. Mes billets d’avion étaient payés.

EL : Et par la suite ?

PP : J’ai également reçu plusieurs bourses de l’Institut français qui m’ont aidé. En France, on a un souci pour exporter des artistes vers l’étranger. Il faut justifier que ce n’est pas juste un « one shot », mais que ça s’inscrit dans un parcours sur le long terme. Les Québécois n’ont pas ce problème-là, ils ont des bourses de voyage beaucoup plus facilement. Ça doit être aussi parce que la diffusion au Québec est très restreinte alors qu’il y a énormément de structures d’accueil en France. Ensuite, il y a le coût des cachets français. Nous bénéficions de l’intermittence alors que les comédiens canadiens sont considérés comme travailleurs autonomes. Ils n’ont pas droit au chômage.

Sur la dernière création d’Ubus Théâtre, ma compagnie est en coproduction, mais elle n’a pas apporté suffisamment d’argent pour que je sois rémunéré normalement. Avec les conversions dans les deux sens entre euros et dollars canadiens, c’est compliqué. Agnès aurait pu prendre une autre personne sur Mémoires d’un volcan, mais on voulait retravailler ensemble. Précédemment, sur Caminando & Avlando, j’ai assuré finalement ce qu’on peut appeler une co-mise en scène, côté français, avec Martin Genest côté canadien. Je n’étais pas en coproduction avec ma compagnie, je le faisais à titre personnel. Comme Ubus Théâtre était artiste associé à La Comète de Châlons-en-Champagne, c’est cette dernière, en tant que producteur délégué, qui m’employait. C’était possible parce qu’il y avait une Scène Nationale derrière.

Le chapiteau de Petits pains oubliés

Le chapiteau de Petits pains oubliés

EL : Les représentations sont données au nom des Sages Fous ?

HJ : Alors elles le sont quand ça nous arrange, on va dire… Dans la diffusion, il y a un certain repli au Québec sur les créations québécoises. Il est plus intéressant pour eux de diffuser des compagnies nationales que de se tourner vers l’international. Il y a des endroits à Montréal où on ne pourra pas jouer si on annonce que l’on est une production internationale. Il vaut mieux dans ce cas dire que le spectacle est celui des Sages Fous.

EL : Quelles sont les différences entre les publics ?

HJ : Il y a une vraie différence. La culture canadienne a un impact sur la création que l’on a réalisée. Je trouverais étrange d’aller raconter des histoires dans un langage qui n’est pas adapté. L’idée est toujours de traduire et de se mettre au diapason.

On l’a vu lors de la première tournée. Mon personnage de guide est un clown un peu trash et rentre-dedans. Ça passe parce que je suis Français : « donc je me la pète et je suis intelligent quoi ». Un Québécois ne pourra pas prendre mon personnage. On a tenté, mais ça ne fonctionne pas.

Ce n’est pas politiquement correct ce que je dis, mais cela rejoint de nombreux échanges que j’ai eu avec des artistes. Au Québec, il y a un complexe par rapport à la culture.

Nos personnages sont à l’épreuve du public. Quand on joue, on est au cœur de l’arène. Quand on fait des visites, on est face à face, très proche des gens. On s’est aperçus que les artistes québécois ne devaient pas prendre le public frontalement, de manière « prétentieuse ». Ils jouent des personnages un peu naïfs. Ils ne peuvent pas s’appuyer sur le côté intello du personnage de guide faisant une visite archéologique. C’est une vraie différence culturelle.

Petits pains oubliés: expédition Québec, Les Sages Fous

Petits pains oubliés: expédition Québec, Les Sages Fous

EL : Comment réintroduire l’humour si le personnage n’est pas dans la provocation ?

HJ : Les personnages de Petits pains oubliés : expédition Québec sont plus maladroits. On va chercher dans l’énervement et la gaucherie. Le public doit pouvoir se moquer du guide. Moi, j’ai le droit de me moquer du spectateur car je suis un Français. Nous [les Français] sommes considérés comme des gens qui critiquent beaucoup et se moquent des autres.

Une autre différence culturelle : les standing ovations. Je ne les ai vues que là-bas. Tout le monde se lève à la fin du spectacle, et applaudit à tout rompre, même si les trois-quarts de la salle ont dormi devant le spectacle [rires]. En France, on est plus sincère. Si tu as une standing ovation, c’est vraiment que le spectacle a soulevé les foules.

EL : Quels sont les avantages d’une telle coproduction ?

HJ : Quand je vais jouer là-bas, il est beaucoup plus simple que ça soit la compagnie des Sages Fous qui porte le projet administrativement et juridiquement.

EL : Ce n’est pas, au contraire, une difficulté ?

HJ : Pas forcément, car tu peux très bien payer quelqu’un pour faire ce travail administratif. Plus largement, on peut dire que ce n’est pas forcément intéressant économiquement pour des Français de tourner au Québec. C’est plus intéressant de leur côté de venir jouer chez nous. Les spectacles sont achetés moins cher au Québec qu’en France.

EL : Et pour le paiement des voyages ?

HJ : Nous en tenons toujours compte dans le montage financier du projet : il y a les billets aller-retour, les repas, les déplacements sur place… Tout ça est pris en charge. Lorsqu’on va au Québec, on a tout de même une marge de souplesse que les Québécois n’ont pas lorsqu’ils viennent tourner en France. Eux, doivent être payés chaque jour de leur tournée. Nous, avec l’intermittence, nous pouvons ne pas travailler certains jours. Cela change la donne, les Québécois sont dans une autre économie.

EL : Vous m’avez dit que vous alliez retourner au Québec. Vous poursuivez cette coproduction ?

HJ : Ce n’est pas la même chose à présent. Il y a plusieurs spectacles de CréatureS compagnie qui font des tournées là-bas sans coproduction. Par exemple Les Visiteurs.
J’y vais uniquement avec des spectacles qui sont très légers. C’est une vraie particularité.
Les Sages Fous ont stocké des décors en France qui leur permettent de tourner ici. Pour Petits Pains oubliés, on a donc recréé le décor sur place. Quelque part on leur a donné ces décors. Si cela avait continué à m’appartenir, j’aurais probablement dû louer un espace pour les entreposer, ou ils seraient partis à la poubelle par la suite…

EL : Vous n’avez donc rien contre le fait de refaire une coproduction dans d’autres circonstances ?

HJ : C’est le propos du spectacle qui nécessite une coproduction. Il faut que ça soit une aventure avec du partage. On ne fait pas de grandes productions, on ne va pas simplement exporter ailleurs un spectacle qui marche bien en France. Il faut que cela fasse sens dans le propos même du spectacle pour le partager avec une autre culture… Sinon, on fait simplement tourner son spectacle dans un autre pays, mais ce n’est pas une coproduction.

EL : Quels conseils pourriez-vous donner pour mettre en place une coproduction franco-québécoise ?

HJ : Il y a une différence intéressante : les Québécois sont assez clairs sur l’argent. Il y a des moments où l’on parle artistique et des moments où l’on parle argent. C’est assez cash à ce niveau-là. Nous, on a tendance à dire : “On va y arriver, c’est pas grave, on va donner de nous-même”. Même si eux aussi – bien entendu – vont donner d’eux même !  Mais ils parlent de combien ça coûte et de combien on va être payé. Une fois qu’on en a parlé, on passe à autre chose. On fait les comptes à la fin.

EL : J’ai entendu plusieurs fois cette remarque.

HJ : J’ai trouvé ça très bien. Maintenant moi aussi je suis plus direct pour parler argent. Je peux être amené à dire à quelqu’un : « Là, je n’ai que ça comme enveloppe. On ne va pas tourner autour du pot pendant cent-sept ans. Tu vas croire des choses alors qu’on n’a pas l’argent. Donc soit on fait, soit on fait pas ».  Par contre, le truc de « on fait tourner le projet au Québec sans mettre en avant le fait que ça vient d’une compagnie française », ça m’embête.

Un conseil que je pourrais donner : éviter d’avoir un spectacle où il y a beaucoup de texte. Sinon, on ne peut tourner qu’au Québec, et pas dans le pays immense qu’est le Canada. Autant faire des spectacles sans texte. Le Québec est un îlot de francophonie, mais ça reste un endroit où l’anglais est beaucoup pratiqué.

EL : Dans votre travail, le discours tient une place énorme. Est-ce que la compréhension est la même au Québec ? 

HJ : Il n’y a qu’un interprète français, les autres sont Québécois. Ils ont leurs langues, leurs expressions. Ce n’est pas le même texte selon le guide. La langue et les expressions du Québec sont délicates à utiliser lorsque ce n’est pas sa langue maternelle.

EL : Et les conditions de tournée ?

HJ : Les sessions sont moins importantes là-bas, sinon c’est assez équitable.
Il y a quand même de réelles différences… Au Québec, tu négocies tout. Dans le festival de théâtre de rue de Shawinigan, il y a un catering qui est juste le minimum syndical. On est dans un gymnase avec des cloisons qui nous séparent… On se débrouille, on doit trouver notre hôtel nous-même, notre nourriture… On est là pour faire le show et le reste n’est pas leur préoccupation.

Dans les festivals, on n’est pas accueilli comme en France. Il n’y a pas le souci du bien-être de l’artiste. Souvent il y a beaucoup de débrouille, c’est en mode survie. Il y a moins de convivialité. C’est un peu plus dur.

Autrement, on a reçu une bourse de l’AVIAMA pour retourner au Québec. La collaboration continue avec les Québécois, les Brésiliens et les Israéliens. Toutes les années bissextiles, nous éditons un journal de Pablo Cana.

1 Une grève générale étudiante, accompagnée de mouvements sociaux et de manifestations au Québec, a eu lieu du 13 février au 7 septembre 2012 en réponse à l’augmentation projetée des droits de scolarité universitaire. Cette hausse a été annulée (ndlr).
Affiche Petits pains oubliés

© Affiche de Petits pains oubliés, légendée : « Depuis 2004, l’exposition archéologique de biscuits anthropomorphiques Petits Pains Oubliés a sillonné l’Hexagone. En partenariat avec Les Sages Fous, de nouvelles fouilles ont été effectuées en territoire québécois. Une étonnante civilisation qui aurait avant même les vikings, traversé l’Atlantique à bord d’embarcations confectionnées en pâte feuilletée a été découverte. Tout un système de troc se serait aussi développé autour du biscuit sec dont les nations de la vallée du Saint Laurent étaient paraît-il particulièrement friands. Ces découvertes fondamentales pour l’histoire seront présentées pour la première fois en Amérique avec une équipe de guides assermentés franco-québécois dès le mois de Juillet 2013. », publiée le 12 juin 2013.