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Regards d’artistes, Revue Marionnettes

Ubus Théâtre : Le Brésil en bus

par Agnès Zacharie

Article paru dans Revue Marionnettes 2013-2014 nº6 : Les maisons de la marionnette dans le monde

Agnès Zacharie est comédienne, metteuse en scène, marionnettiste et directrice artistique d’Ubus Théâtre.

Que ce soit dans les grands centres ou les contrées éloignées, Ubus Théâtre s’est donné comme mission artistique « d’aller porter » le théâtre en présentant des spectacles de marionnettes et des petites formes s’adressant à un public de tous les âges. L’originalité de la compagnie repose sur son mode de transmission : l’autobus scolaire jaune que le père de la fondatrice a légué à ses enfants à sa mort et qui devait initialement transporter les amoureux de la nature vers les paysages de Tadoussac. En 2014, Ubus Théâtre couronnait ses dix ans d’existence en entreprenant une première incursion au Brésil avec son spectacle phare, Le Périple, de concert avec PROD’ART et les SESC1 de São Paulo et de Rio de Janeiro.

Le peuple brésilien n’a pas le luxe d’attendre à demain. Il vit dans un éternel présent, ce qui lui fait croire au miracle. Sa joie de vivre est telle qu’elle en est contagieuse ! C’est dans cet état d’esprit que nous nous sommes envolés, en 2014, vers ce pays rempli de promesses. Cette expédition en deux temps, subventionnée par le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Canada, fut un véritable marathon olympien ! En seulement 38 jours, 90 représentations furent données, au rythme effréné de trois par jour, incluant les déplacements de notre autobus et les changements d’hôtel pour chaque endroit visité, et ce, dans plus d’une vingtaine de villes… Un véritable exploit !

Chaque jour, sous un soleil brûlant, notre petite salle de spectacle défiait le trafic grouillant des mégapoles de São Paulo ou de Rio de Janeiro, accompagnée des cris assourdissants des klaxons, de l’odeur persistante de l’essence et de la litanie des vendeurs d’agua, de friandises et de bondieuseries. Nous traversions des marées  humaines à pas de tortue — 10 km en trois heures — pour nous rendre là où les SESC avaient préalablement programmé nos spectacles, désireux tout comme nous d’apporter la culture aux plus défavorisés de ces immenses villes.

La pauvreté côtoyant la richesse, nous nous retrouvions un jour au cœur d’un jardin luxuriant près d’un immense château et le lendemain, dans la cour d’une école délabrée, surveillée par un gardien armé. Un autre jour, notre théâtre ajoutait sa couleur jaune soleil à une kermesse bigarrée et grouillante de kiosques multicolores alors que la veille, il était stationné dans un terrain vague, sous un immense manguier où des jeunes jouaient au soccer pieds nus…

Pierre Robitaille et Agnès Zacharie dans Le Périple

Carnet de voyage d’Agnès Zacharie – Rio de Janeiro – São João de Meriti – 13 novembre 2014

Le bus est stationné en plein cœur d’une kermesse. À peine avons-nous terminé la représentation qu’un jeune homme s’approche de moi. Il semble subjugué par l’expérience qu’il vient de vivre à bord de notre théâtre ambulant. « L’histoire de votre père m’a profondément bouleversé, me dit-il. Vous devez absolument continuer de la jouer ! Il ne faut jamais vous arrêter ! Antonio Youssef Zacharia doit être tellement fier de vous ! Et heureux que son autobus soit maintenant un petit théâtre forain qui parcourt le monde ! Son histoire est très belle, sensible, essentielle et la simplicité avec laquelle vous nous la livrez la rend grandiose… » Tout en l’écoutant, je remarque plus loin une dame qui me fixe intensément. Pauvrement vêtue, elle tient dans ses mains une petite boîte. Elle a attendu que le jeune homme me quitte pour s’approcher. « Tenez. C’est pour vous. » D’un geste fier, elle me tend la boîte. À l’intérieur, il y a un petit sac à bandoulière : « Je l’ai acheté dans le kiosque, juste là-bas. » Elle me le pointe du doigt. « Il porte les couleurs de la mer et de votre petit grain de sable… » J’ai eu à peine le temps de la remercier qu’elle m’a plaqué un baiser sonore sur la joue avant de s’éloigner rapidement. Sa générosité me touche encore…

L'autobus d'Ubus Théâtre © Patrice Brancati

Ce petit théâtre de proximité ouvert sur le monde transporte son aire de jeu comme son coin de terre. Ses spectacles sont présentés hors des circuits établis, ce qui rend son parcours peu conventionnel. Quand, après avoir roulé des kilomètres et des kilomètres, nous nous arrêtons sur la place publique d’une commune ou d’un village éloigné pour y installer notre petit théâtre forain, les curieux accourent. C’est là que commence la représentation. C’est là que tous les efforts déployés pour arriver jusqu’à eux prennent un sens. Chacune des tournées de Ubus Théâtre apporte son lot de bonheurs ! Elles sont toujours riches, peu communes, rarement banales et nous conduisent toujours sur les sentiers du cœur. Là où l’aventure humaine demeure le but ultime du voyage…

1Les SESC sont les services sociaux du commerce, une institution non gouvernementale qui est un des diffuseurs majeurs de la culture au Brésil. PROD’ART est une société de production, dirigée par Ricardo Muniz.