Skip to main content

Regards d’artistes, Revue Marionnettes

Robert Lepage : La vie est là si tu sais comment la capter

par Michelle Chanonat

Article paru dans Revue Marionnettes 2023-2024 nº9 : Vive la marionnette libre !

L’Université populaire des arts de la marionnette (UPAM) est une activité créée et animée par l’AQM, qui invite des personnalités du monde de la marionnette à une rencontre avec le public. En juin 2022, à l’occasion du Carrefour international de théâtre à Québec, Robert Lepage se prêtait au jeu de l’UPAM.

Courville, Ex Machina, 2021 ©️ François Latulippe

« Au Conservatoire dramatique, les années ou j’ai étudié, c’était l’âge d’or du théâtre politique, on nous enseignait la commedia dell’arte, le mime, la pantomime, le travail au masque, j’étais très fort là-dedans, un peu moins dans le texte ou le théâtre psychologique. La poétique de l’objet, c’était ma grande force. On me reprochait alors de trop m’intéresser à la forme. Mais on s’ennuie au théâtre quand il n’y a que le fond ! Je pense que si la forme ne rejoint pas le fond, elle empêche la rencontre. Si un sujet m’intéresse par son fond, la forme qui va avec m’intéresse aussi. J’ai toujours été très proche de l’objet et de la matière, un peu moins de l’acteur, qui m’a intéressé plus tard. De la méthode du théâtre Repère, j’ai gardé cette chose fondamentale : partir d’une chose sensible plutôt qu’intellectuelle.

Une marionnette, c’est un objet poétique. Elle est, au départ, une convention : on demande au spectateur de croire à ce qu’on va faire, de jouer avec nous, et se crée alors un dialogue obligatoire, parce qu’on accepte la proposition, l’illusion. J’ai l’impression que j’ai une plus grande liberté, une plus grande confiance de la part du public, une complicité — un mensonge pour mieux exprimer la vérité — que je n’ai pas nécessairement avec des acteurs. La marionnette vient avec un contrat de confiance.

Même quand il n’y a pas de marionnettes dans mes spectacles, mon travail de mise en scène et de scénographie est marionnettique. Je n’ai jamais été marionnettiste, mais je suis en relation avec les marionnettes, j’interagis avec elles.

Courville, Ex Machina, 2021 © François Latulippe

J’ai monté un spectacle d’opéra sur les fables de Stravinsky (1), inspiré des marionnettes sur l’eau du Vietnam, avec acrobates, ombromanie, découpes, jeux d’ombres et ombres blanches. Le défi, c’était que les chanteurs étaient accompagnés par les marionnettes, et allaient même jusqu’à les manipuler. Avec les chanteurs d’opéra, il y a toujours une grande gêne du corps, pas seulement pour des raisons esthétiques, mais parce qu’ils sont préoccupés par la musique, et le corps est difficile à bouger, désynchronisé. Avec la marionnette, c’était extraordinaire, ils oubliaient complètement leur corps. La manipulation se faisait dans l’eau, la fosse d’orchestre avait été remplacée par une piscine, les chanteurs étaient immergés jusqu’à la taille, les marionnettes flottaient dans des bateaux, des dragons… Tout était prétexte à marionnettes. La grande découverte, c’est de voir comment c’était libérateur pour les chanteurs. Même quand ils étaient maladroits, c’était poétique et beau, ils prêtaient leurs voix à ces marionnettes dans une grande intimité.

Je suis très influencé par le théâtre japonais, c’est un but que j’aimerais atteindre un jour. Au théâtre japonais traditionnel, les spectateurs viennent avec leur casse-croûte, la lumière reste allumée dans la salle, car ce qui est sur scène est tellement over the top, coloré, poétique, transposé, spectaculaire qu’il n’y a rien qui puisse se passer dans la salle qui pourrait déranger le spectacle. L’acteur au kabuki, quand il doit jouer une émotion, demande au public de l’aider à jouer, et le public crie son nom d’acteur. C’est une existence du public qu’on ne connaît pas ici, où le public dérange, mais il ne faudrait pas… J’ai vécu de grands moments d’émotion devant le théâtre bunraku. La beauté du bunraku, c’est trois gestes, une attitude, une grande économie. Une marionnette, c’est une sculpture, et on ne fait pas bouger une sculpture comme un acteur. La vie est là si tu sais comment la capter, c’est ce que m’ont appris les acteurs japonais.

Le Rossignol et autres fables, de Stravinsky, mise en scène de Robert Lepage ©️D.R.

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le théâtre, mais la théâtralité.

Un bon marionnettiste doit avoir conscience de son corps pour avoir conscience de celui de la marionnette, des articulations, de l’énergie. Comme un acteur, il doit être capable de transmettre les émotions, qui passent par la gestuelle, l’attitude plutôt que par la voix. Il faut voir ce qu’on fait, regarder constamment, tout en gardant un œil pour comprendre ce que voit le spectateur, donc avoir une conscience aiguisée de l’espace.

On a tendance à faire parler les objets, pensant que c’est la seule façon de leur donner vie, mais il faut d’abord leur donner un caractère. Il ne faut pas tout nommer, sinon la marionnette devient redondante. La marionnette doit incarner ce qui est dit, elle a un timing, une durée, il faut sculpter le texte comme la marionnette l’est. Elle ne peut pas parler longtemps. L’écriture doit tenir compte de ça. C’est un long deuil d’abandonner de grands segments d’écriture. On veut nommer beaucoup, s’assurer d’être compris, mais avec la marionnette, il faut épurer.

La marionnette est timide, elle ne s’impose pas comme les autres arts. Elle s’autocensure, elle s’auto-isole. Pour développer les arts de la marionnette, on aurait besoin d’une marionnette-star, comme Guignol ! Au Québec, à part les émissions pour enfants, on n’a pas ça. Il nous manque des porte-paroles.»

Marionnette en construction, Ex Machina, 2021 © François Latulippe

(1) Le Rossignol et autres fables de Stravinsky, créé en 2010 avec l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Lyon