Skip to main content

Biographies

Monsieur Lesley Tranquille

par Francis Ducharme

Gros monsieur moustachu et chauve, Monsieur Tranquille a été la marionnette la plus populaire de la chaîne Télé-Métropole, durant la deuxième moitié de la décennie 1970.

Monsieur Tranquille apparaît à l’écran de Télé-Métropole en septembre 1976, en interaction avec un acteur, Jacques Desrosiers, dans le rôle du clown Patof, dans la quotidienne de 16 h Patof voyage. Cette marionnette à gaine est fabriquée et manipulée par Éric Mérinat, alors que sa voix bourrue avec un accent québécois prononcé est celle de Roger Giguère, son idéateur et le sonorisateur de l’émission, avec qui Patof dialogue.

Ces choix rappellent ceux de la quotidienne Bobino, qui joue à la même heure à Radio-Canada, avec les dialogues comiques entre Bobino et Tapageur, le bruiteur (1957-1985) et avec la marionnette Bobinette (1960-1985). Cependant, l’approche de Télé-Métropole contraste avec celle de la société d’État, ne serait-ce que par le fait de filmer devant public, avec des interactions bruyantes fusant des gradins d’enfants. Par jeu ironique avec le nom de famille Tranquille, qui prend un autre sens en entendant le nom complet joualisé (« laisse-lé tranquille »), M. Lesley Tranquille fait réagir le public avec son attitude renfrognée, ses grimaces nerveuses (Mérinat lui comprime de l’intérieur le feutre du visage), ses bruits imprévisibles, ses gags au premier degré et le franc-parler avec lequel il explose de colère à la moindre provocation.

Le marionnettiste Éric Mérinat est aussi le fondateur du Théâtre Globule, en 1969, une compagnie de marionnettes suisse. Né en 1943, il s’installe au Québec en 1972 et y œuvre jusqu’à son retour à Lausanne, en 1984. On sait peu de choses sur son travail au Québec, sauf sa présence à Télé-Métropole comme marionnettiste et chroniqueur de bricolage avec Patofville et Monsieur Tranquille.

Jacques Desrosiers, le clown Patof.

La marionnette dans un contexte de croissance de la télévision privée

Le travail des marionnettistes marque la télévision jeunesse, surtout à Radio-Canada, mais l’histoire télévisuelle québécoise se caractérise par une économie mixte, avec une concurrence croissante des chaînes à but lucratif, à laquelle la popularité de Monsieur Tranquille participe. Le 19 février 1961, la première chaîne privée de Montréal est inaugurée et, déjà, Télé-Métropole se démarque de Radio-Canada « en employant un ton plus populaire ». Cette chaîne, souvent désignée familièrement par son numéro comme le canal 10, connaît une forte croissance dans les décennies 1970 et 1980. À partir de 1971, avec le lancement de TVA, premier réseau de chaînes privées francophones au Canada, Télé-Métropole en devient le principal producteur. Sa diffusion rivalise avec celle de la société d’État fédérale, y compris pour les émissions jeunesse, avant que Radio-Québec (amorcée en 1968) ne devienne un concurrent majeur dans ce créneau.

La popularité de Monsieur Tranquille s’inscrit dans le sillage d’un autre personnage à succès, Patof, joué et scénarisé initialement par Jacques Desrosiers, une émission dans laquelle le canal 10 investit un budget conséquent. Le clown Patof aurait immigré de Russie pour devenir le maire de Patofville, qui donne son titre à l’émission (4 juin 1973 – 27 août 1976). Ce clown connaît une popularité telle que la vente de produits dérivés mène à la création d’un bureau des droits dérivés à Télé-Métropole. Patof dialogue avec d’autres acteurs, mais aussi avec des marionnettes conçues et manipulées par Éric Mérinat, dont un chien, Boulik. C’est le bruiteur, Roger Giguère, qui leur donne voix. Giguère n’en est pas à sa première expérience dans cette double responsabilité pour une émission jeunesse : dans la même case horaire, juste avant Patofville, les séries mettant en vedette le Capitaine Bonhomme le faisait intervenir comme voix et manipulateur d’une marionnette à gaine, l’oiseau Midas, qui a eu son propre programme. Dès 1975, Patof interagit avec Monsieur Tranquille en voix hors champ, comme identité fictive donnée au bruiteur de l’émission. Monsieur Tranquille fait son entrée dans l’émission lors de l’ultime saison de Patofville, renommée Patof voyage (août 1976 – mars 1977) après l’achat des droits de Desrosiers par Télé-Métropole, qui confie alors la scénarisation à Claude Leclerc.

Monsieur Tranquille

Monsieur Tranquille est si populaire que Télé-Métropole lui accorde, dans cette même case horaire, sa propre émission, Monsieur Tranquille, conçue par Roger Giguère et scénarisée par Raymond Turcotte, pour la saison 1977-1978, dans laquelle Jacques Desrosiers crée le rôle d’un étudiant nommé Eugène, inspiré des Archie Comics, responsable des aspects éducatifs du programme. En plus de manipuler le personnage-vedette, Éric Mérinat anime des chroniques de bricolage – à la même époque, Radio-Canada présente celles de Claude Lafortune. Pour une seule saison (1978-1979), une nouvelle mouture, renommée Le Monde de Monsieur Tranquille, est scénarisée par Raymond Turcotte. Télé-Métropole et le réalisateur Claude Colbert revoient et accentuent le volet éducatif de l’émission, en éliminant le personnage d’Eugène pensé par Jacques Desrosiers (qui continue d’être perçu comme un clown) pour le remplacer par Yvon Dufour, incarnant le professeur Ciboulot. Ce nouvel univers laisse un peu de côté Lesley Tranquille et Éric Mérinat au profit d’autres chroniques avec plusieurs marionnettes animales manipulées par Jean-Pierre Cartier et Johanne Rodrigue. Mais le public ne suit pas, au point que l’on doive écourter le nombre d’épisodes prévus. Télé-Métropole s’éloigne ainsi des variétés comiques pour suivre l’orientation éducative de Passe-Partout qui, depuis novembre 1977, fait de la chaîne Radio-Québec (Télé-Québec) un autre concurrent majeur pour les émissions jeunesse.

Au-delà de Monsieur Tranquille, pour Roger Giguère et Éric Mérinat

Outre le texte d’un conte illustré, pendant ses années d’activités professionnelles au Canada (1972-1984), Éric Mérinat publie un guide de fabrication pour le jeune public, Les marionnettes de papier, dès 1975, peu après la première publication de ce genre par Claude Lafortune, Du soleil à 5 cents : Un beau coffre pour toi, en 1974 : une étude comparatiste des influences entre ces deux artistes reste à faire. Les spectacles de la compagnie de Mérinat, entre 1972 et 1976, sont ceux de marionnettes géantes en papier fort, manipulées à vue, avec des interactions avant et pendant le spectacle avec les enfants, dans des pièces engagées pour la protection de l’environnement : Le Croque-Nature (1972), à laquelle s’ajoutent en 1974 Virus et Idépop. À l’automne 1978, Mérinat accepte un poste d’enseignement de la marionnette à l’Université de Calgary et déménage donc sa compagnie en Alberta, ce qui explique peut-être sa plus faible présence dans la dernière saison de Monsieur Tranquille.

Roger Giguère et Monsieur Tranquille

Dès Patof voyage, Roger Giguère fait souvent chanter Monsieur Tranquille, des chansons qui deviennent des « tubes », répétés d’un épisode à l’autre, qui génèrent la vente de plusieurs disques, dont deux disques d’or. Avoir sa propre émission et ses propres disques transformera la carrière de Roger Giguère (1945-2022), qui devient moins un bruiteur qu’un comédien et un chanteur comique.  Ce sont d’ailleurs les chansons associées à la marionnette qui marquent la mémoire, ainsi que ses aspects de contre-modèle éducatif, comme « marionnette délinquante ». Sans marionnette, Giguère joue ensuite dans les sketchs de l’émission de variétés Les Tannants (1972-1981) et il devient un comédien des théâtres d’été et du Théâtre des Variétés de Gilles Latulippe.

Couverture de TV Hebdo, 12-18 mars 1977, avec Roger Giguère et Monsieur Tranquille

BIBLIOGRAPHIE
IMBEAULT, Sophie et Stéphane LABBÉ (collab.), Une histoire de la télévision au Québec, Montréal, Fidès, 2020, 531 p.
MCKAY, Kenneth B., Puppetry in Canada : An Art to Enchant, Toronto, Ontario Puppetry Association Publishing Company, 1980.
MÉRINAT, Éric, Les marionnettes de papier, Montréal, Éditions l’Étincelle, 1975, 95 p.
MÉRINAT, Éric et Lucienne FONTANNAZ (illustr.), Les perles de pluie, Montréal, Le Tamanoir, 1976, 95 p.
POLETTI, Michel, « Théâtre Globule », Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette, 2009, https://wepa.unima.org/fr/theatre-globule/
Archives de périodiques (en ordre chronologique)
MORIN, Dollar « “Le Croque-Nature” : un spectacle pour enfants », La Presse, 23 octobre 1972, p. 18.
ANONYME, « Une ville nouvelle », Photo-journal, 20 mai 1973, p. 9.
RUDEL-TESSIER, « Jacques Desrosiers, vedette et maire de Patofville », La Presse, 9 juin 1973, cahier « Télé presse », p. 3.
THÉRIAULT, Jacques, « Contre la pollution et les biens de consommation : Les marionnettes de Mérinat s’en vont en guerre! », Le Devoir, 6 novembre 1974, p. 12.
ANONYME, « Mardi 21 septembre », La Presse, cahier spécial « Télé Presse », 18 au 25 septembre 1976, p. 21.
DUPUIS, Réjean, « C’est lui qui a voulu éteindre le personnage, Patof est mort : Desrosiers se tourne vers Radio-Canada », Télé-radiomonde, 2 octobre 1977, p. 27.
MATHIEU, Monique, « Le nouveau monde de M. Tranquille », Montréal-Matin, 1er août 1978, p. 11.
BLACKBURN, Roger, « Y faut pas me chercher! », Le Quotidien, 22 mars 2017, p. 20.
BLACKBURN, Roger, « Faut pas m’chercher… », LeQuotidien.com, 30 août 2022, www.lequotidien.com/2022/08/31