Article paru dans Revue Marionnettes 2013-2014 nº4 : Tourner au Québec et dans le monde
Par Larry Tremblay, dramaturge, poète, essayiste et romancier, metteur en scène, acteur et spécialiste de kathakali.
La marionnette est faite de silence. Même lorsqu’elle bouge, elle se tient immobile. Elle demeure impénétrable malgré la générosité de sa surface. Elle se donne sans aucune retenue et, pourtant, elle défend le lieu de son intimité comme si c’était les portes de l’enfer. Il n’y a rien à faire : la marionnette, assoiffée de lumière, rejette sans cesse de l’ombre. Elle nous parle de l’envers de la vie, nous joue la mort comme une symphonie, apprivoise notre peur ancestrale du mort qui se donne comme vivant. Le squelette est sans doute la première marionnette de l’histoire.
Après quarante ans d’écriture, de jeu et de mise en scène, j’ai le sentiment que la marionnette a hanté, comme un fantôme, ma création. Je la soupçonne même d’être à l’origine de ma passion pour le kathakali.
Le corps de l'acteur, avalé par son costume, prend l'aspect d'une marionnette géante, Le kathakali a même inspiré le pavakathakali, spectacle de marionnettes à gaine qui reprend son esthétique. Sur la photo : personnage de kathakali de type « tadi rouge » utilisé pour les rôles de démon, de montre ou d'ogre. © Larry Tremblay
Enquêtons :
En 1975, au Kerala, dans le sud-ouest de l’Inde, j’assiste pour la première fois à une séance de kathakali. J’observe un étudiant répéter une scène célèbre du répertoire tiré du Mahābhārata. L’étudiant, torse nu, n’est ni costumé ni maquillé. La scène raconte la mort de Karna, tué par son demi-frère Arjuna. À cette époque, je ne connais rien du kathakali. Je ne sais pas le nom du personnage incarné par l’étudiant, je ne connais ni l’anecdote ni le contexte mythologique de cette scène. On ne m’a rien expliqué. Il m’est impossible de reconnaître dans le jeu de ce jeune garçon la figure mythique d’un guerrier héroïque. Pourtant, j’assiste à la mort d’un homme. Muscle par muscle, nerf par nerf, souffle par souffle, la vie quitte son corps. Le jeu de l’étudiant n’a rien de naturaliste. Il est fait de saccades, de ruptures, de netteté : un crépitement fait de silences et de pauses comme si le mouvement se décomposait tragiquement. Je n’ai jamais oublié cette première rencontre avec le kathakali. Je venais de trouver l’entrée de ma théâtralité : un jeu axé sur la segmentation du corps. Maîtriser les parties avant le tout. Installer entre chaque geste une pause, un regard, une pensée, pour bien faire voir le mouvement dans toute sa clarté.
Le corps manipulé comme une marionnette. Sur la photo : Maxime Mailloux et Charli Arcouette dans Le ventriloque, mise en scène d'Éric Jean, production du collectif Le début de la fin, Théâtre de Quat'Sous, Montréal, 2012 © Thomas Payette
J’ai compris plus tard que la visibilité poétique du corps kathakalien est augmentée par le fait que l’acteur reste muet durant la représentation, exprimant sa partition uniquement par ses gestes et ses mimiques. Ce sont les chanteurs, derrière lui, qui livrent le contenu textuel du spectacle. Cette séparation entre voix et corps, on la retrouve dans le jeu marionnettique tout comme on retrouve aussi le découpage du mouvement. Je ne doute pas que ce dispositif où la voix semble manipuler le corps (ou l’inverse) ait nourri ma dramaturgie. Il y a une marionnette fantôme qui agit en catimini dans mes textes. Parfois elle se laisse voir. Je la reconnais dans la poupée manipulée par un ventriloque dans Le Ventriloque. Ou dans le rôle du mari, réduit à un mannequin de vitrine, dans Leçon d’anatomie. Ou encore dans la statue de cire d’Abraham Lincoln dans Abraham Lincoln va au théâtre. Ce fantôme est aussi à l’œuvre dans la pédagogie de l’acteur que j’ai élaborée au fil des ans. Ce n’est pas anodin si je l’ai appelée « anatomie ludique ». La marionnette ne possède-t-elle pas l’anatomie la plus ludique qui soit ?
Le mannequin : une marionnette sans manipulateur. Le regard se fait ici marionnettiste. Sur la photo : Micky Sebastian dans Leçon d'anatomie, mise en scène de Benoit Gauthier, production Bafduska Théâtre, Avignon, 2010. ©️Jérôme Marelle