Article paru dans Revue Marionnettes 2013-2014 nº4 : Tourner au Québec et dans le monde.
L’effigie est apparue dans l’un de mes premiers spectacles, Entre nos mots d’autres paroles (1979), qui faisait voir quatre actrices en relation avec leurs personnages sous forme de poupées. Metteur en scène apprenti et encore sous influence, je venais de rencontrer l’œuvre de Tadeusz Kantor au Festival mondial du théâtre universitaire de Nancy. Depuis lors, l’effigie a pris toutes sortes de dimensions et de modalités d’existence dans ma pratique au sein d’UBU compagnie de création. De la marotte et du mannequin décapité dans Cœur à gaz & autres textes DADA (1981) à l’armée de pantins sur roulettes dans Les Ubs (1991) en passant par les petits théâtres animaliers projetant des ombres portées dans Ubu Cycle (1989), autre spectacle-collage d’après Jarry qui puisait aussi son inspiration chez les plasticiens Christian Boltanski et Jean Tinguely.
Mon rapport à l’effigie a ainsi évolué au fil de mes incursions dans le monde des arts visuels autant que par la lecture des réformateurs de la scène moderne, en particulier Vsevolod Meyerhold et Gordon Craig, le théoricien de la sur-marionnette. Et après ma formation au Conservatoire, un stage de deux ans à Paris en mime corporel m’a définitivement éloigné du réalisme nord-américain et du psychologisme ambiant au profit d’une démarche esthétique d’abord liée aux avant-gardes et au théâtre du nouveau langage.
Dors mon petit enfant, Ubu, compagnie de création, 2004. Acteurs : Céline Bonnier, Ginette Morin, Paul Savoie ©️ Richard-Max Tremblay.
Chez les auteurs, la rencontre déterminante fut celle de l’écriture de Samuel Beckett qui, on le sait, n’est pas sans rapport avec le monde de l’objet et de l’image. Notamment à travers ses « dramaticules » qui composaient la Cantate grise (1990), cette expérience de mise en scène m’a révélé la possibilité d’un autre théâtre où pouvait se jouer une « histoire de fantômes pour grandes personnes », pour paraphraser Aby Warburg, historien d’art et fondateur de l’iconologie. Cette fréquentation assidue de l’auteur de La dernière bande (1994-2002) a pour ainsi dire ouvert mon regard sur l’inconscient du temps et de la mémoire à travers le travail des images ainsi que sur les notions de spectral, du double et de l’inattendu dans la représentation théâtrale. De là aussi mon attirance pour l’œuvre de Fernando Pessoa dont j’ai porté la figure multiple à la scène à partir du récit d’Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa (1997). Une mise en scène qui a trouvé son impulsion scénique chez Tony Oursler, artiste américain, créateur de dispositifs construits de poupées ou de figurines vidéo animées. Sur le plateau, l’acteur Paul Savoie incarnait le poète et cinq de ses hétéronymes en jouant avec son image projetée sur un masque porté par un autre acteur ou sur des effigies à échelles variables. Autrement dit, le protagoniste dialoguait en direct avec son propre visage filmé et sa voix enregistrée auparavant et diffusée par une enceinte située près du second acteur ou à l’intérieur d’un automate. Dans Urfaust, tragédie subjective (1999) d’après Goethe et Pessoa, une statuaire animée (la Mater dolorosa, l’Esprit de la terre, le Barbet) interagissait avec les acteurs sur scène dupliquant les visages de Faust, Méphisto et Marguerite.
C’est surtout par la vision de Maurice Maeterlinck, l’auteur phare du mouvement symboliste qui prenait la marionnette comme modèle référentiel pour le jeu dramatique, que s’est développée, avec Stéphanie Jasmin1 notre réflexion sur la présence de l’acteur sur scène par le biais du personnage vidéo. Sa première pièce que j’ai montée, Intérieur (2001), faisait partie d’une trilogie surtitrée « petits drames pour marionnettes » écrite dès 1886. Pour Maeterlinck, cette consigne imaginaire ou réelle s’écrivait en écho avec ses propres réflexions sur l’art dramatique, dans une époque où symbolisme et naturalisme se posaient comme des alternatives opposées au théâtre épique ou de boulevard en vogue. Maeterlinck, en effet, arrive plutôt à l’écriture théâtrale par le biais de la poésie et de la philosophie et aspire à une autre conception de la scène. Dès ses premiers poèmes, Serres chaudes, il démontre une fascination pour le regard, une image du monde troublée et métamorphosée par la buée des serres, les lentilles de verres, les reflets d’eau, de vapeur ou de miroirs, les cadrages particuliers qui fragmentent les formes, ébranlent leur échelle. Bref, une plasticité du regard qui perçoit d’abord les rapports intimes et secrets de choses, les correspondances et les analogies. Comme, par exemple, la signification et la compréhension de la mort qui échappent aux humains, thème central de ses premières pièces. Pour faire exister ces poèmes scéniques au théâtre et surtout pour permettre au spectateur de ressentir, d’imaginer, d’accéder au sens sans l’interférence de la mimésis et de la personnalité de l’acteur, Maeterlinck propose donc des moyens optiques inspirés de ceux qu’il a vu dans les foires (jeux de miroirs, lanternes magiques, plaques de verre peintes à la main, qui font apparaître des squelettes, fantômes, têtes parlantes, etc.).
Les Aveugles, Ubu, compagnie de création, 2002. Sur la photo : Paul Savoie © Stéphanie Jasmin.
À cette utopie maeterlinckienne de la fin du 19e siècle, ne pouvait répondre selon moi qu’une solution radicale pour monter aujourd’hui la pièce Les Aveugles (2002), s’appuyant sur une vision débarrassée de toute scénographie prévisible et réaliste mais sans recourir à des effets visuels spectaculaires. Ici, plus rien n’était à regarder ou à voir. Tout était à ressentir par la médiation des mots et des dialogues de douze aveugles dans le noir. Et pour y parvenir, il fallait travailler avec de vrais regards aveugles, c’est-à-dire des masques inanimés et statiques, qui recevraient l’image animée et sonore de l’acteur et de l’actrice qui joueraient à eux seuls les douze personnages, chacun avec leur voix, leur souffle, leur regard égaré ou éteint, les rictus de leurs lèvres souriantes ou affolées. Céline Bonnier et Paul Savoie devaient concentrer tout leur jeu dans le paysage restreint de leur visage, sans pouvoir bouger leur tête et leur corps. Une contrainte qui évoque aussi l’art du montreur de marionnettes qui est de donner vie et voix à un objet inanimé. Sauf qu’ici, les acteurs ont redonné vie au masque de leur propre visage et c’est ensuite à la contemplation de ces visages, si présents dans l’obscurité, que le spectateur est convié…
Deux autres fantasmagories technologiques se sont rajoutées par la suite à celle des Aveugles pour constituer une « trilogie de l’absence » : une pièce de Beckett, Comédie, et une autre de Jon Fosse, Dors mon petit enfant, où trois petites poupées assises et immobiles devant un grand mur blanc exprimeront leur propre trouble d’entrer dans la vie.
L’année suivante, c’est Stéphanie Jasmin(1) qui porte à la scène son texte Ombres (2005), où vont interagir durant la représentation deux marionnettes à fils, à l’image des acteurs (Annick Bergeron et Paul Savoie) qui les manipuleront sur la passerelle de leur vie commune. Scène de la perte de l’être aimé, retour au passé d’un couple engagé corps et âme dans une recherche de vérité, les mots, les leurs et ceux des autres, vont les séparer définitivement. Ce sont les marionnettes qui prendront le relais des deux personnages écrivains endoloris par le cours de l’histoire, la petite et la grande.
Ombres, Ubu, compagnie de création, 2005 ©️ Richard-Max Tremblay
On sait que Thomas Bernhard s’intéressait aussi aux marionnettes. Déjà, dans un premier essai dramatique inédit intitulé La Montagne, le sous-titre le confirme : « un spectacle pour marionnettes en tant qu’êtres humains ou êtres humains en tant que marionnettes ». Cet intérêt s’exprime également par la présence des corps mutilés, fragmentés, des masques d’animaux et de marionnettes comme celles qu’il imagine dans la pièce Les Célèbres, par exemple, miniatures des grands hommes portées par les convives. La figure de la marionnette est d’ailleurs souvent suggérée par la condition même des personnages chez Bernhard, qui, manipulateurs ou manipulés, sont au fond pris dans leur propre aliénation, les fils étant littéralement évoqués par les tubes de perfusion des malades ou encore liés à des gestes obsessionnels, des comportements cyclothymiques comme chez le gardien Irrsigler dans Maîtres anciens (1995).
Dans Une fête pour Boris (2009), Thomas Bernhard utilise plusieurs procédés de transformation du personnage, en s’appuyant sur le jeu exagérément enfantin de la Bonne Dame, interprétée par Christiane Pasquier, qui essaie des chapeaux et des gants au costume de la reine, en passant par le masque de cochon imposé à Johanna, sa servante. Dans le même sens, Stéphanie et moi avons eu envie de jouer aussi de ces variations sur la qualité et la présence du personnage en les amplifiant, en jouant, en plus, sur le travestissement, la métamorphose, le changement d’échelle ou la duplication en poupées vidéo comme autant de variations sur le « déguisement » au sens enfantin du terme. C’est-à-dire que toute forme de présence, aussi artificielle que conventionnelle, devient le principe de réalité de ce monde clos où l’art devient aussi risible que terrible en passant par le grotesque.
Une fête pour Boris, Ubu, compagnie de création © Stéphanie Jasmin
Cette relation du monde de l’enfance avec la mort me renvoie encore une fois à Tadeusz Kantor dont les images me hantent toujours. En mêlant dans ses pièces acteurs et mannequins, il a montré de façon bouleversante la puissance de vie de ces corps inanimés autant que ceux vivants sur scène. Force est de constater aussi que cette présence de l’effigie est partie prenante de la démarche théâtrale d’Ubu depuis plus de trente ans et que celle-ci a indubitablement marqué mon rapport au jeu, comme en témoignent plusieurs de nos spectacles. Un fil conducteur les relie et qui nous vient du monde de la marionnette, un lieu inspirant pour rêver la scène autrement.