Personnalité aux multiples facettes, Jacques Chesnais (1907-1971) a été l’une des grandes figures françaises des arts de la marionnette de la première moitié du XXe siècle. Il fut metteur en scène, constructeur, interprète, pédagogue, historien et collectionneur.
Né dans une famille d’artisans plombiers, il suit un chemin atypique en s’inscrivant à l’École des Beaux-Arts de Paris à l’âge de 17 ans, où il étudie sous la direction d’Ernest Laurent. Son parcours artistique s’enrichit avec les enseignements de Fernand Léger et de Jean Marchand à l’Académie Moderne, et il travaille la gravure dans l’atelier de F.-L. Schmied.
Intéressé par tous les arts de la scène, Jacques Chesnais assiste en 1929 à une représentation des Piccoli de Podrecca, célèbre troupe italienne de marionnettes à fils en tournée dans la capitale. Cet événement est le catalyseur de sa carrière remarquable dans le monde de la marionnette.
Jacques Chesnais
Le Théâtre de la branche de houx
En 1933, il épouse Madeleine Bralant (1907-2006), nièce de Joseph Charles Mardrus, éminent orientaliste, auteur de la traduction des Mille et une Nuits parue à la Revue Blanche entre 1899 et 1905. Le couple gravite dans les cercles intellectuels et artistiques parisiens, fréquentant entre autres Charles Dullin, Gaston Baty, Geza Blattner ou Arthur Honegger, et les couturiers Paul Poiret, Jeanne Lanvin, Lucien Lelong, Maggy Rouff et Elsa Schiaparelli. Ces derniers habilleront les huit marionnettes de son Théâtre de la Mode, idée originale transposant une tradition aristocratique européenne – l’emploi de poupées pour véhiculer la mode du jour – mais qui sera avortée par la guerre et ne pourra être présentée qu’une seule fois à Amsterdam, grâce à une autorisation spéciale, en avril 1940, par Jacques Chesnais mobilisé.
En 1934, Jacques et Madeleine Chesnais fondent le Théâtre de la branche de houx dont les techniques sont variées et inventives. Les boxeurs du célèbre Match de boxe, présenté l’année suivante aux Archives de la Danse, sont réalisés par Chesnais d’après une série de maquettes de son ami Fernand Léger.
Les Boxeurs, marottes de Jacques Chesnais à partir de maquettes de Fernand Léger. Photo Geiger. IIM, fonds Chesnais.
La notoriété de Chesnais s’accroît avec le succès de ses 540 représentations à l’Exposition internationale des Arts et Techniques à Paris en 1937. Cependant, la guerre interrompt ses activités créatives. Appelé au front, Chesnais réussit à emporter un peu de matériel et divertit parfois les troupes avec quelques-unes de ses marionnettes, jusqu’à la débâcle.
Les Comédiens de Bois de Jacques Chesnais
À son retour à Paris en 1941, il trouve son atelier du Centre Kellermann pillé, et ce qu’il avait soustrait pour jouer devant les soldats a été volé par les Allemands. Tout est perdu. Epaulé étroitement par sa femme Madeleine, il fonde une nouvelle troupe, Les Comédiens de Bois de Jacques Chesnais. A la recherche d’un théâtre poétique, Jacques Chesnais fait le choix de la marionnette à fils, technique alors récente, pour sortir des sentiers battus de la tradition (marionnettes à gaine ou à tringle). Il sculpte et peint lui-même tous les personnages.
Le couple constitue peu à peu un ensemble de numéros de marionnettes d’une durée de trois à six minutes (à l’exception de Bastien et Bastienne, plus long) sur des accompagnements uniquement musicaux. L’absence de texte à proprement parler et la structuration adaptable de son répertoire permet à Jacques Chesnais de proposer des spectacles internationaux de durée variable (de 20 minutes à 2 heures) avec lesquels il sillonne le monde. Souvent chargée de mission officielle, l’excellence de la compagnie l’entraîne sur les scènes de divers music-halls, cinémas, prestigieux théâtres européens, et sur d’autres continents. Les Chesnais travaillent avec les Jeunesses musicales de France et reviennent régulièrement à Aix-en-Provence pendant le Festival de musique. Ils sont présents dans de nombreuses foires commerciales à l’étranger.
Parmi les titres mémorables de la compagnie, citons Bastien et Bastienne de Mozart ; Le Ballet des Etoiles, sur une musique d’André Jolivet, la Pastorale, sur une musique d’Henri Sauguet ; Arlequin marchand de couleurs, sur une musique de Madeleine Perissas ; les numéros de cirque regroupés sous différents noms ; et Premier voyage dans la lune, spectacle de science-fiction pour enfants, qui était exceptionnellement parlé.
L'Ambassadeur martien, marionnette pour Le Premier Voyage dans la Lune par les Comédiens de bois de Jacques Chesnais. Photo Christophe Loiseau. IIM, fonds Chesnais.
Un exemple de leur notoriété : de 1952 à 1956, la Comédie des Champs-Elysées accueille régulièrement les Chesnais avec leurs cent cinquante marionnettes à fils qui transportent les spectateurs dans un voyage imaginaire de plus de deux heures, composé de vingt-deux tableaux, une alternance de sketches, de ballets, et d’histoires jouées au canevas.
Les acrobates au cirque, vue des coulisses. Numéro de Jacques Chesnais et ses comédiens de bois au music-hall de Bobino, rue de la Gaité. Photo Pierre Soulier. Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée.
En 1955, la Chambre syndicale de la Haute Couture parisienne confie à Chesnais, un spectacle de marionnettes à gaine et techniques diverses, 50 ans d’élégance parisienne, qui sera présenté à Paris, à Rio de Janeiro, à Lille et à Bruxelles.
Sauf exception pour former quelqu’un, la troupe est composée au maximum de quatre personnes : Madeleine et Jacques à la manipulation sur le pont du castelet, et deux aides à la régie au sol (dont Marion, leur fille, à partir de 1952), l’un côté cour et l’autre côté jardin, pour approcher les marionnettes des manipulateurs et les dégager lorsqu’elles ont fini de jouer. La préparation de la structure de jeu et la vérification des marionnettes est très minutieuse, les deux manipulateurs ne descendent plus du pont pendant le spectacle, il faut préserver un bon rythme et éviter au maximum l’incident. En visitant les coulisses de certaines compagnies étrangères, Chesnais s’étonnera souvent du nombre impressionnant de manipulateurs pour un rendu équivalent à celui de sa petite troupe.
Le passeur et l’historien
Jacques Chesnais ne concevait son travail de créateur sans une curiosité inlassable pour l’histoire de son art et pour sa pratique dans les autres pays, ou les autres cultures. Il fut un érudit qui consacra beaucoup d’énergie à transmettre sa passion. Il a largement contribué à la présentation du fonds Léopold Dor lors de l’exposition de 1939 au musée Galliera (aujourd’hui dans les murs du musée Gadagne de Lyon). Par des enquêtes de terrain et des recommandations d’achats, il a également aidé J.-H. Rivière à constituer les collections de marionnettes du musée des Arts et Traditions Populaires.
Jusqu’à la fin de sa vie, Jacques Chesnais donne des conférences, fait des démonstrations, enseigne son savoir à des groupes de tous les âges (dans le premier collège Montessori, pour les Éclaireurs de France, pour des éducateurs, etc.). Il forme des professionnels, dont Micheline Legendre, marionnettiste québécoise, sans crainte de dévoiler ses techniques de fabrication alors que le secret fut souvent de mise chez les marionnettistes de son époque. Il collabore activement à des sociétés savantes et à la Commission du Théâtre pour la Jeunesse. Il rédige nombre d’articles et de fascicules thématiques sur les marionnettes. Son Histoire générale des marionnettes, publiée en 1947 aux éditions Bordas (2), fait encore date. Son dernier écrit permit de sortir de l’oubli une technique issue du XIXe siècle, le théâtre de papier (3).
Il était officier de la Légion d’Honneur, des Arts et Lettres et des palmes académiques.
Madeleine Chesnais lui a survécu jusqu’en 2006 en préservant toutes les marionnettes de ses spectacles et ses documents ainsi que sa collection de marionnettes privée, qui était l’une des plus belles au monde. Le musée des Marionnettes du Monde (Gadagne) à Lyon lui a rendu hommage en 2008, avec l’aide de Marion Chesnais, par l’exposition de cette collection et des traces de ses propres spectacles, sous le titre Jacques Chesnais, un monde entre ses mains (4).
Jacques Chesnais rectifie la position du pied de Chaperon Rouge. Photo sans nom d’auteur, Institut International de la Marionnette, Fonds Chesnais.
Une partie des marionnettes appartient maintenant par dation au Département des Arts du Spectacle de la BnF à Paris. Une autre partie, ainsi que l’essentiel de la collection, est présentée sur le PAM. Une quantité importante de sa documentation sur les marionnettes a été donnée par sa fille Marion (1935-2016) à l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières.
1) La marionnette est conservée au musée de l’Ardenne à Charleville-Mézières.
2) Le livre a été réédité en 1980 aux Editions d’Aujourd’hui.
3) Chesnais Jacques, Les Théâtres de papier, édition Médecine de France, 1972
4) Le catalogue de l’exposition a été édité par le Musée Gadagne en 2008.
Sources :
Fonds Jacques Chesnais de l’IIM.
Article Jacques Chesnais dans l’Encyclopédie Mondiale des arts de la Marionnette
Article Jacques Chesnais du site « En scènes » de l’INA.
Jacques Chesnais, un monde entre ses mains, Musée Gadagne, 2008.