Article paru dans Revue Marionnettes 2013-2014 nº4 : Tourner au Québec et dans le monde
Par Jean-Frédéric Messier, auteur, metteur en scène, musicien et cofondateur de la compagnie Momentum, à Montréal.
Un de mes plus vieux souvenirs d’enfance est aussi mon premier souvenir de théâtre. C’était au Théâtre du Rideau Vert qui présentait à cette époque des matinées pour les enfants. Ma grand-mère Irène m’avait amené voir un spectacle de marionnettes. Je ne me souviens plus exactement lequel, j’avais peut-être six ans, mon vague souvenir m’évoque une espèce de Guignol, avec le castelet traditionnel. La raison pour laquelle je m’en souviens, c’est que durant la représentation, ma grand-mère a dû m’expliquer que les spectateurs se retournaient vers moi parce que je riais trop fort. Je devais déranger. C’est là que j’ai pris conscience que j’étais bon public, ce qui s’est révélé déterminant pour mon parcours professionnel. Si je crée du théâtre, c’est avant tout parce que j’aime en voir. Je n’ai pas beaucoup changé, je ris encore trop et trop fort, et je pleure tout le temps. En fait, ça s’est aggravé avec le temps.
Ce qui m’a attiré au théâtre, c’est cette possibilité de réaliser l’impossible. De plonger avec le public dans un monde où les règles du réel sont temporairement suspendues. Pour nous offrir collectivement la liberté infinie de l’imaginaire. Un territoire où tout peut se passer.
Marionnette pour Corbeau, du Théâtre de l'Œil, 2012 © Richard Lacroix
Chaque jour, l’impossible prend une nouvelle forme et le territoire de l’imaginaire se construit différemment, avec des nouveaux mots, des outils différents, un nouveau langage. C’était probablement inévitable que, dans mon parcours d’exploration théâtrale, j’en vienne un jour à rencontrer le Golem, la marionnette, l’objet inanimé à qui on prête une vie ; ce qui vit sans jamais être vivant et qui incarne ainsi la dualité cosmique au fondement de notre expérience humaine : nous sommes tous vivants, mais nous sommes tous en train de mourir.
C’est la non-vie de la marionnette qui nous permet de découvrir ce que c’est que d’être vivant.
Je crois que c’est le Loup Bleu (1), le directeur artistique du Théâtre du Sous-Marin Jaune, qui m’a révélé le premier toute la puissance de la marionnette. D’entrée de jeu, le Loup Bleu est lui-même une impossibilité. C’est impossible qu’une marionnette soit le directeur artistique officiel d’une compagnie de théâtre. C’est pourtant le cas au Sous-Marin Jaune.
Quand j’ai vu le Candide que le Loup Bleu a monté avec le Sous-Marin Jaune, puis plus tard l’adaptation de La Bible, j’ai été le spectateur privilégié de plusieurs beaux moments d’impossibilité. Et j’ai été frappé, comme jamais auparavant, par l’immense pouvoir subversif de la marionnette. Le Loup Bleu (et la marionnette en général) peut se permettre un comportement et un point de vue qui seraient inacceptables, ou insupportables, si le personnage était incarné par un humain.
Quelques années plus tard, il m’est venu à l’esprit que ça serait impossible de monter sur scène l’histoire du Canada, du point de vue des peuples amérindiens. Puis je suis allé voir le Discours de la Méthode, monté par le même Loup Bleu et son Sous-Marin Jaune. Devant cette autre belle démonstration d’un théâtre hautement improbable, je me suis dit que tout devenait possible dans les mains des marionnettes. C’est ainsi que j’ai pu créer, avec l’aide indispensable du Loup Bleu, Kanata – Une histoire renversée – 1ère partie, une entreprise impossible à réaliser autrement qu’avec des marionnettes. Pour toutes sortes de raisons. Économiques d’abord, mais surtout parce que c’est un sujet trop délicat pour être traité autrement.
Le Loup Bleu, directeur artistique du Théâtre du Sous-marin jaune © Hubert Côté
Plus récemment, c’est André Laliberté, le directeur artistique du Théâtre de l’Œil, qui m’a rappelé cette règle fondamentale : « C’est en grande partie le spectateur qui crée l’émotion de la marionnette, elle-même n’a qu’une seule expression sur son visage, tout le long du spectacle. » Une évidence qui s’était estompée dans mon esprit, mais qui me sert énormément quand je travaille avec des étudiants en jeu. Ça me semble utile de leur rappeler qu’on doit toujours rechercher l’équilibre entre ce qu’on montre et ce qu’on doit laisser voir. En fait, ça me semble une belle façon de traiter le public : de le laisser voir. Il faut montrer quelque chose, c’est certain, mais il faut aussi laisser voir. Être et ne pas être, tour à tour et en même temps.
Marionnettes de Corbeau de Jean-Frédéric Messier, mise en scène André Laliberté, Théâtre de l'Œil, 2012 © Richard Lacroix