Scénographe, animateur et pédagogue à la télévision, Claude Lafortune (1936-2020) a élevé les marionnettes et sculptures de papier au rang d’art reconnu par les institutions.
Natif de Montréal, Claude Lafortune étudie à l’École des beaux-arts, au début de sa vingtaine. En parallèle de ses études, il est, chaque été, moniteur dans l’équipe du Vagabond d’André Fayard, depuis son inauguration en 1957 et jusqu’en 1961. En tournée dans les parcs, l’équipe du Vagabond fabrique et manipule des marionnettes à gaine, anime des activités de création avec des enfants et leur présente des spectacles. Après la fin de ses études, qui comprenait une formation en pédagogie des arts, Claude Lafortune enseigne pendant quatre ans les arts plastiques dans les écoles, dans la région de Sherbrooke et de Montréal. Son approche du papier sculpté est présente dès la première année de son travail dans les écoles, avec un projet de crèche de Noël.
Un réalisateur télévisuel entend parler de cette pratique originale et recrute l’enseignant comme décorateur chez Radio-Canada, en 1966, pour collaborer à la scénographie de la nouvelle mouture de La souris verte (1964-1971) avec des décors, accessoires et costumes de papier[1]. Lafortune collabore ensuite à la scénographie de plusieurs autres émissions jeunesse : La Boîte à Surprise, Sol et Gobelet et La Ribouldingue, ainsi qu’au film de Jacques Godbout Ixe 13.
Jésus en Galilée, de L'Évangile de papier, de Claude Lafortune. Fonds AQM, Montréal.
L’animateur et le concepteur d’émissions télévisuelles
En 1974, le décorateur passe de l’autre côté de la caméra et forme, avec Rina Cyr et Serge Thériault, le trio d’animation de Du soleil à cinq cents (mars 1974 à décembre 1975), tout en concevant une partie des objets de papier qui font le visuel de cette émission. Il joue son propre rôle de bricoleur, montrant comment réutiliser des objets du quotidien avec créativité[2]. De 1976 à 1978, l’hebdomadaire Es-tu d’accord? invite des groupes scolaires à des ateliers télévisés d’arts plastiques, animés par Claude Lafortune, et de musique, coanimés par Herbert Ruff et Pierrette Boucher.
Cependant, ce qui va marquer les mémoires est la première émission conçue et animée par l’artiste, L’Évangile en papier, avec Henriette Major aux textes et Gilles Dupuis à la narration en voix hors champ. Conçues à partir de cônes de papier fort découpé et collé, les figurines sont déplacées silencieusement, à vue, par leur concepteur. De brefs segments de quelques secondes ont pour intention pédagogique de donner un aperçu des techniques créatives pour les faire paraître simples et accessibles[3]. Une seule saison télévisuelle de trente-neuf épisodes de quinze minutes (1975-1976) suffit à faire de L’Évangile de papier un grand succès. D’autres chaînes la présentent en France, en Suisse, en Belgique, dans l’Afrique francophone et au Japon. Elle sera rediffusée à plusieurs reprises au Québec après avoir été suivie de La Bible en papier (1976-1977) et de L’Église en papier (1977-1978).
À partir de 1978, aidé de son ami le marionnettiste Pierre Régimbald, Lafortune tente de s’éloigner de l’histoire religieuse. Ce sera d’abord un monumental Carnaval des animaux, une adaptation d’une heure de téléthéâtre musical, avec orchestre, de l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns, présentant sur scène une ménagerie de deux cent cinquante animaux de papier mesurant entre quinze centimètres et six mètres de haut[4]. Pour L’Histoire en papier (1979-1980), réalisée par Gérard Chapdelaine, Régimbald et Lafortune consacrent une série de treize épisodes à des héros d’autrefois – dirigeants, explorateurs, artistes, etc., sans lien direct avec la religion. Dans l’émission Ma sœur la terre (novembre 1981 – juin 1982[5]), Claude Lafortune anime une série de sciences naturelles. Le ministère de l’Éducation officialise son rôle didactique avec une adaptation en dix livres illustrés (1982-1983), accompagnés d’un guide d’utilisation écrit par un conseiller pédagogique du ministère, Raymond Gervais.
Personnages de L'Évangile de papier de Claude Lafortune. Fonds AQM, Montréal.
Une esthétique scénographique
Une part du succès de Lafortune réside dans son approche personnelle de la scénographie en papier découpé, plié et collé. La technique de sculpture du papier, d’abord plus rudimentaire et limitée par des impératifs de vitesse d’exécution devant la caméra, s’affine et se complexifie grâce à des décennies de pratique, puisqu’elle représente son occupation principale jusqu’à son décès en 2020. Pour les œuvres plus imposantes, le papier cache des structures de divers matériaux recyclés ou à très faibles coûts. Sa fabrication gagne aussi en rapidité d’exécution. Lors de ses conférences-démonstrations dans les écoles, qu’il offre jusqu’à la toute fin de sa vie, Lafortune prouve son habileté à découper, sans les yeux, une feuille blanche cachée dans son dos pour en faire une colombe en vol dès qu’il ramène ses mains devant lui. Dans l’ensemble de sa démarche, dans l’esprit d’Edmondo Chiodini, il vise à stimuler la créativité et l’imaginaire de l’enfant. Il n’essaie donc jamais de dissimuler le matériau, le papier, à des fins naturalistes : « Je ne prends pas le papier pour faire accroire que c’est autre chose ». Au contraire, il rend visibles la fragilité et la simplicité qui lui sont associées. Ses personnages comportent une dimension symbolique par leurs postures, costumes et accessoires, tandis que le détail expressif des visages contraste avec les surfaces lisses et géométriques des corps.
D’un point de vue formel, l’approche associée au bricolage enfantin, chez Claude Lafortune, lui vaudra aussi le rejet de plusieurs de ses pairs, jugeant que ce n’est pas de l’art légitime, comme Micheline Legendre qui, dans son livre Marionnettes, art et tradition, paru en 1986, explique l’avoir exclu de son récit historique parce que ses œuvres ne seraient pas des marionnettes, mais « plutôt des maquettes que Claude Lafortune anime et déplace à la vue de tous. […] Je suis convaincue qu’un jour ou l’autre, elles demanderont une matière plus durable que l’éphémère papier découpé et qu’alors Claude Lafortune découvrira qu’il y avait un marionnettiste qui sommeillait depuis des années dans son esprit et dans son cœur[6]. » La manipulation à vue, le processus de fabrication de l’objet exhibé, la désacralisation de la marionnette faite avec un matériau éphémère, fragile et à faible coût : sur le plan technique, l’artiste maintiendra ces innovations en phase avec celles, esthétiques, de la marionnette contemporaine. Quant à la notion de maquettes, elle peut convenir à décrire L’Évangile en papier, mais ne s’applique pas aux types de marionnettes conçues en collaboration avec Pierre Régimbald et Nicole Lapointe pour plusieurs émissions dès le début des années 1980. À partir de Ma sœur la terre, puis avec Si tous les gens du monde… (1982-1984) et Nicole et Pierre (saison 1986-1987), Lapointe et Régimbald manipulent des marionnettes à fils plutôt réalistes de deux enfants, mais le font à vue, sans castelet, en plus de plusieurs autres techniques de manipulation et de fabrication, qui sont adaptées à la même contrainte du matériau de papier[7].
La religiosité d’un pédagogue laïc
Certes croyant et animé de valeurs humanistes, Lafortune est un laïc qui agit en toute indépendance par rapport au clergé, n’ayant pas une visée d’évangélisation avec L’Évangile en papier, mais plutôt d’éducation à l’histoire de la religion chrétienne et à son humanisme[8]. Il aurait voulu diversifier davantage les sujets de ces œuvres, notamment en couvrant l’Histoire et l’histoire de l’art et de la musique, mais il affirme que le côté religieux de sa première émission lui a collé « une étiquette » et lui a fermé des portes. Les cases horaires qu’on lui donne à Radio-Canada contribuent à cette confusion : Le carnaval des animaux est présenté pour Noël 1978 et les premiers épisodes de L’Histoire en papier sont présentés quotidiennement pour les Fêtes de 1979-1980[9], puis toute la série est diffusée les dimanches de l’automne 1980 juste avant la messe télévisée, comme le sera Ma sœur la terre en 1981-1982. Lafortune termine sa carrière télévisuelle avec sa plus longue émission, Parcelles de soleil (1988-2000) qui, sans être religieuse, est teintée d’une morale d’ouverture, de compassion et d’espoir : il accueille à chaque épisode un enfant pour recueillir son témoignage sur sa différence ou sa souffrance (handicap, maladie incurable…) et pour lui offrir une sculpture de papier.
En entrevues, l’artiste oublie qu’il a bel et bien accompli, dans le but de défaire les préjugés à son sujet, son idée d’aller jusqu’à recréer en papier la sexualité, dans l’un des épisodes de Ma sœur la terre (avec des planches anatomiques scolaires récréées en collages de papier de bricolage). Par contre, il arrive que l’artiste contribue malgré lui à son image religieuse : dans des épisodes de cette même émission, Lafortune commente brièvement les faits sous l’angle de sa foi, comme lorsqu’il introduit des notions de physique en expliquant que le titre de l’émission, « Ma sœur la terre », à connotation écologique, est inspiré d’un surnom donné au monde par François d’Assise[10]. Néanmoins, le pédagogue suit le rythme du système scolaire et parfois même devance son évolution : En 1975, L’évangile en papier se voulait complémentaire d’un cours de catéchèse resté obligatoire au Québec jusqu’en 1984, cours qui demeure confessionnel jusqu’en 2000. Ce cours et l’option amenée en 1984, le cours de morale, sont remplacés par un seul cours sur les religions et croyances, Éthique et culture religieuse, de 2008 à 2022[11]. Cette évolution des écoles semble préfigurée par Lafortune, Régimbald et Lapointe : Si tous les gens du monde… (1982-1984) et Nicole et Pierre (saison 1986-1987) enseignent la découverte des autres religions et des autres traditions culturelles.
La pêche miraculeuse, de L'Évangile de papier de Claude Lafortune. Fonds AQM, Montréal
Des livres et des distinctions nationales
Claude Lafortune publie une trentaine de livres et albums, majoritairement à titre de concepteur visuel ou d’illustrateur, avec la collaboration d’Henriette Major aux textes. La plupart sont des adaptations de fictions télévisuelles. On compte une exception, un conte qui joue avec le médium, Kiki le moineau (texte d’Henriette Major, 1990). Il offre à l’enfant la possibilité de détacher son personnage principal de la page centrale et de le plier pour lui donner une forme tridimensionnelle, avec les pages de l’histoire comme décor d’arrière-plan. Le succès de L’Évangile en papier repose aussi sur un livre, sous-titré « Guide de créativité », qui remporte le prix Alvine-Bélisle pour la littérature jeunesse et connaît de multiples réimpressions, circulant massivement dans les écoles et familles. C’est aussi une approche originale de l’adaptation : le livre se concentre uniquement sur la méthode de création des personnages et décors de papier, en vulgarisant une recherche scénographique sur les costumes et paysages de l’époque, mais il ne raconte pas le récit biblique.
Après la fin de sa carrière télévisuelle, en 2000, Claude Lafortune, avec notamment la collaboration de Pierre Régimbald, réalise son rêve de créer un spectacle de théâtre, La très belle histoire de Noël (2000-2003) avec des marionnettes grandeur nature, en papier. Un muséologue défend la valeur artistique et patrimoniale de son travail de sculpteur de papier, Jean-François Royal. Au Musée des religions du monde à Nicolet (Québec), il lance en 2011 l’exposition Colle, papier, ciseaux : la vie et l’œuvre de Claude Lafortune, qui tourne ensuite dans seize musées du Québec, en terminant en 2019 au Musée Marguerite-Bourgeois à Montréal. Le musée de Nicolet conserve les œuvres de cette exposition, qui n’inclut qu’une infime partie des sculptures et marionnettes des émissions télévisées, la plupart ayant été détruites.
Claude Lafortune reçoit en 2018 une médaille d’or du Lieutenant-Gouverneur du Québec, puis l’Université du Québec à Montréal le nomme docteur honoris causa en 2019 pour ses réalisations interdisciplinaires en arts et en pédagogie. Sorti en 2021, le documentaire réalisé par Tanya Lapointe suit l’artiste dans ces événements qui sont comme des revanches tardives, en matière de reconnaissance officielle.
Marie, de L'Évangile en papier de Claude Lafortune. Fonds AQM, Montréal