Vedette incontestée du petit écran, elle a ravi des générations d’enfants pendant 25 ans. La marionnette Bobinette, mignonne petite fille aux yeux ronds, au nez rouge, au sourire taquin et aux nattes blondes, a brillé par son insolence, son espièglerie et les tours qu’elle jouait à son partenaire, Bobino, incarné par le comédien Guy Sanche.
Conçue par Michel Cailloux et animée par Paule Bayard puis Christine Lamer, Bobinette (1960-1985) est responsable d’une grande part du comique des dialogues. Ses détournements de sens, ses jeux sur les mots, ainsi que ses facéties sont associés à la mémoire de l’émission : ses tirs de poire à eau au visage de Guy Sanche comptent parmi ses armes les plus utilisées, avec un arsenal de poil à gratter et de poudre à éternuer, auquel elle rêve d’ajouter des pétards à la farine, qu’elle demande en vain à Bobino de lui acheter.
Bobinette et Guy Sanche (Bobino). Fonds AQM, Montréal.
Guy Sanche et la forme initiale de Bobino
L’émission Bobino (1957-1985) ne comporte au départ que le personnage éponyme, incarné par Guy Sanche (1934-1988). Le comédien a appris à jouer dans le milieu du théâtre amateur de Hull (Gatineau), dans lequel ses parents s’impliquaient, puis à Montréal. Sa trajectoire de formation ressemble à plusieurs acteurs de sa génération : il étudie au Collège Sainte-Marie, une école jésuite ambitieuse en matière de théâtre, avant de participer au Festival national d’art dramatique (ou DDF) et de faire partie, l’été, des débuts de la Roulotte de Paul Buissonneau. Il trouve du travail comme annonceur d’informations télévisuelles au Nouveau-Brunswick, à la chaîne régionale de Moncton de Radio-Canada. Puis Fernand Doré, le directeur fondateur de la section jeunesse, qui a ses bureaux et studios à Montréal, lui propose un programme d’abord hebdomadaire, à partir du 23 mai 1957, qui devient rapidement quotidien du lundi au vendredi. Initialement, Bobino est une émission intercalaire : Guy Sanche se costume pour jouer l’annonceur qui présente et commente les dessins animés, improvise une chronique, réagit au courrier des téléspectateurs et anime des concours de dessins. Ces contenus ne disparaissent pas lorsque l’émission atteint sa forme achevée, mais deviennent secondaires par rapport aux monologues puis aux dialogues comiques.
La Boîte à Surprise, un incubateur de talents
Programmée en fin d’après-midi, Bobino évolue jusqu’à devenir une partie de l’émission jeunesse voisine dans le téléhoraire de Radio-Canada, La Boîte à surprises, elle-même modulaire. À cette époque, la formule de La Boîte à surprises (1956-1968) évolue beaucoup, comme celle de Bobino, puisqu’on y expérimente différentes formes de fiction pour la jeunesse, avec un, deux ou plusieurs personnages comme autant de surprises. On la renomme La Boîte à Surprise pour jouer sur le double sens d’un nom propre : Monsieur Surprise. Incarné le plus longtemps par Pierre Thériault (de 1956 à 1960, puis de 1965 à 1967), c’est un bouffon guitariste qui, sortant d’un emballage cubique géant, introduit par des chansons et des adresses affectueuses aux enfants les personnages des dramatiques qu’il leur offre en cadeau. Robert Roy, dans Il était une fois Radio-Canada, décrit ce programme comme un « incubateur de séries ». Bobino s’y intègre le temps d’une saison, en 1958-1959 et plusieurs émissions y seront à l’essai avant de devenir autonomes, avec leur propre générique.
La Boîte à Surprise est un lieu névralgique pour le milieu des artistes de la télévision jeunesse. Par exemple, lors de la millième de Bobino, on invite pour la fête, dans l’épisode du 12 mars 1964, le Pirate Maboule (Jacques Létourneau), le bouffon poète Sol (Marc Favreau) et la transposition d’un Arlequin de la commedia dell’arte qu’est Picolo (Paul Buissonneau) : trois personnages que Michel le Magicien (Michel Cailloux) réduit en marionnettes à fils (conçues par Micheline Legendre), afin que leur grande taille cesse d’intimider Bobinette. D’autres émissions associées à La Boîte à Surprise comportent ponctuellement des marionnettes en cohabitation avec les personnages-vedettes. C’est le cas du clown Bim (Louis de Santis) et surtout de Fanfreluche (Kim Yaroshevskaya), maquillée en poupée vivante, qui dialogue avec les personnages dans son livre géant de contes de fées, pour en changer les péripéties.
Paul Buissonneau et sa marionnette Picolo, émission La Boîte à Surprise, Radio-Canada. Photo André Le Coz. Succession André Le Coz, Musée national des beaux-arts du Québec.
La scénarisation de Michel Cailloux (1959-1985) et l’arrivée de Bobinette (1960)
Quand Bobino redevient une émission à part entière, à l’automne 1959, Michel Cailloux se fait nommer officiellement scénariste, alors qu’auparavant, Guy Sanche improvisait sans texte préalable. Il a l’idée de Bobinette afin de mieux surmonter, par le dialogue, le défi d’écrire des fictions à un rythme quotidien, cinq jours par semaine. Il ne l’introduit qu’après avoir longuement préparé son arrivée. À partir de l’épisode du 7 janvier 1960, Bobino reçoit environ une fois par mois une lettre de sa petite sœur Bobinette, qui se trouve en France. Sa présence dans l’émission devient quotidienne le 7 novembre 1960. Scénarisée pendant 25 ans par le même Michel Cailloux, Bobinette formera un duo avec Bobino jusqu’à la fin de la série, soit pendant la majeure partie des épisodes (plus de 5000) jusqu’à 1985.
Du solo aux personnages invisibles
Guy Sanche se costume dès le début en gentleman de style britannique, avec veston de tweed rapiécé, gilet écossais, lavallière, chapeau melon, canne et gants gris (costumière, Nicoletta Massone). La diction radio-canadienne châtiée de Bobino s’expliquait par un ancêtre français, Lord Bobino, anobli à Londres et établi dans un château d’Écosse. Sanche façonne un Bobino curieux et imaginatif, aux intérêts variés (aviation, plongée sous-marine, moto…), qui s’intéresse à la culture : la musique classique, l’opéra, le ballet, la peinture, la poésie, les grands chansonniers québécois. Sanche en parle avec complicité et familiarité en interpellant à travers l’écran « les tout-petits ».
Avant même la présence de Bobinette, la forme que donne Sanche puis Cailloux et leur équipe à Bobino innove en l’entourant de personnages secondaires invisibles à l’écran. Il s’agit au départ d’explications fantaisistes des signes du langage télévisuel données par un Guy Sanche seul à l’écran, qui doit composer avec les lacunes techniques nombreuses d’une télévision encore très rudimentaire, et qu’il devait signaler sans couper le tournage, toujours en direct. Camério, la caméra (ou le caméraman), peut lui répondre oui ou non par des hochements de tête que sont des mouvements verticaux ou horizontaux de l’objectif et peut filmer en caméra subjective, un traveling avant ou latéral, pour traduire son regard personnel sur un objet précis. De même, Bobino doit s’adresser à Télécino (le technicien projectionniste) pour indiquer la fin de son improvisation et donc le moment de faire jouer les dessins animés. Le fantôme Gustave, qui communique avec un grelot hors champ, est créé à partir d’un incident : le bruit d’un trousseau de clefs échappé en plein tournage. Sanche invente un certain « Gustave Frézinus de la Haute Patente », désignant au départ le régisseur maladroit avec ses clefs, qui fait partie de l’univers fantaisiste du noble ancêtre Lord Bobino, dont il était le majordome dans son château en Écosse. Tapageur (le bruiteur), lui aussi toujours présent chez Bobino, s’exprime avec des bruits divers, mais dialogue surtout avec « une trompe pouët-pouët » pensée par Michel Cailloux. Comme ce dernier, la plupart des autres personnages rencontrés ponctuellement s’expriment hors champ, le plus souvent par des grommelots.
Christine Lamer et Bobinette, 1975
Bobinette : de la conception à son animation
Imaginée et dessinée par Michel Cailloux, Bobinette a été fabriquée par Edmondo Chiodini. Elle partage un air de famille avec les premières marionnettes télévisuelles fabriquées par Chiodini, soit Pépinot pour les principaux traits et Capucine pour la chevelure. Confectionnées pour la plupart par Christiane Chartier, les élégantes robes et tenues de la garde-robe de Bobinette varient grandement d’un épisode à l’autre. Elle se déguise souvent, afin de tromper son frère (qui ruse parfois de la sorte pour lui rendre la monnaie de sa pièce) ou dans le but de mieux illustrer les thèmes et lieux abordés ou visités en fiction.
La voix et la manipulation de Bobinette sont d’abord assurées par Paule Bayard (1931-1975), qui a été la marionnettiste de la plupart des personnages féminins de Pépinot et Capucine du début à la fin de cette première série (1952-1957). Les interactions d’une marionnette à gaine avec un personnage incarné par un comédien donnent lieu à un jeu sur deux échelles, avec un décor de petite taille construit sur le castelet à l’arrière-plan de Bobino, toujours debout. Ce jeu à deux échelles avait été expérimenté auparavant par Paule Bayard et une autre marionnette, Frisson de Colline, dialoguant avec Grand-père Cailloux (André Cailloux, le frère de Michel Cailloux) dans Le grenier aux images (1952-1957).
Paule Bayard est l’une des rares actrices des années 1950 à se spécialiser comme marionnettiste, sans l’avoir planifié, après avoir commencé à la scène théâtrale avec les Compagnons de saint Laurent, troupe semi-professionnelle dont le directeur, Émile Legault, imposait une philosophie de l’humilité de l’acteur et surtout de l’actrice. Gravement malade, Bayard est discrètement remplacée en fin de saison, en mai 1973, par Christine Lamer (pseudonyme de Lise Laplante, née en 1953), une comédienne en début de carrière à la radio qui, avec une voix qui se fait proche de celle de sa prédécesseuse, anime Bobinette jusqu’en 1985. Dans une capsule vidéo du Musée de la civilisation, Lamer témoigne de l’étrangeté avec laquelle elle a interprété à vingt ans la Bobinette qu’elle suivait chaque jour dans son enfance, et qui avait inspiré une partie de sa propre identité de fillette espiègle. Lamer raconte qu’elle donnera parfois quelques conseils pour révéler l’identité féminine de Bobinette, notamment en suggérant des costumes plus modernes (comme une salopette en jean), mais les scénarios fantaisistes de Michel Cailloux lui permettaient parfois de se vêtir de façon inusitée, par exemple en scaphandrier.
Paule Bayard et Bobinette, 1960
Décors et scénarios
Selon les époques, après avoir dirigé un bureau de poste (en cohérence avec le courrier des enfants…), Bobinette et Bobino sont propriétaires de différentes entreprises, ce qui permet de varier les intrigues et le décor du castelet : laboratoire de recherches (au temps où l’on préparait les premiers voyages sur la lune), magasin général, auberge, librairie, agence de voyages, centre musical ou sportif (à l’époque des Jeux olympiques de 1976), ferme… L’humour ne se limite pas aux tours amorcés par Bobinette, mais relève le plus souvent d’un comique de mots : chaque nouveau sujet du duo suscite un vocabulaire recherché ou des expressions particulières, que Bobinette comprend au sens littéral ou en les détournant malicieusement, ce qui donne un prétexte à son grand frère d’introduire de courtes explications pour la corriger (et instruire les enfants).
Le dialogue de l’épisode « Bobinette joue les professeurs » (1962), publié par Michel Cailloux dans le recueil de scénarios choisis Bobino, Bobinette et Cie, illustre bien la combinaison d’un comique de mots et de la tradition farcesque avec une intention éducative amenée par les jeux de rôle de Bobinette. Dans cet épisode, elle renverse les rôles habituels en incarnant une professeure d’histoire auprès de son grand frère, qui enchaîne les confusions et calembours. Son savant élève la ramène vers l’Histoire, mais en vain : Bobinette choisit par exemple celle des radiateurs plutôt que les gladiateurs romains. Les traits d’érudition que glisse Bobino incluent la devise latine de ces derniers, « Ave Caesar, morituri te salutant! », aussitôt déformée par Bobinette en « Lavez ces armoires et mettez-vous sous la tente ! ». C’est un clin d’œil à un public familial incluant des parents, auquel les textes de Michel Cailloux s’adressaient aussi. Pendant ce temps, le valet fantomatique Gustave est en train de laisser brûler le souper, ce qui conduit Bobinette à clore l’émission, cette fois avec des cours de cuisine, en invitant le fantôme, hors du champ de la caméra, à casser des œufs au miroir sur le miroir ou à servir des tomates sur canapé… ou sur fauteuil pas trop salissant.
L’arrivée de Giovanni et la fin de l’émission en 1985
De 1981 à 1985, une seule et unique autre marionnette rejoint l’équipe, Giovanni, animé par Gaétan Gladu. L’ami d’origine italienne aux cheveux frisés a pour fonction de sensibiliser le public à la réalité d’un enfant immigrant. Il permet aussi de mieux illustrer l’empathie et l’amitié que peut avoir Bobinette. Dans le texte de l’épisode « La tristesse de Giovanni », on cherche à consoler le garçon qui, à l’approche de son anniversaire, cache son chagrin d’avoir perdu ses amis en quittant son pays d’origine. Complice de Bobinette, l’ami italien sert aussi à mieux rire de ses ruses pour tromper Bobino. Par exemple, dans l’épisode « Les vacances » (1985), après s’être fait confisquer de ses bagages sa poire à eau, son poil à gratter et sa poudre à éternuer, elle révèle à Giovanni en avoir encore en réserve ; Bobino lui confisque de nouveau, mais la même confidence se répète dans un dialogue rendu comique par le surplomb des téléspectateurs.
La fin de l’émission, le 14 juin 1985, est très difficile pour Guy Sanche, Bobino représente toute sa vie professionnelle. Il prend mal le motif invoqué par la direction, qui aurait concerné un niveau de langue jugé désormais trop savant pour une émission jeunesse, selon les proches interrogés dans le reportage de Louise Racicot, « Guy Sanche, portrait d’un sympathique comédien ». Endeuillé de son rôle, il s’isole dans sa maison d’été à Saint-Fabien-sur-Mer (dans le Bas-Saint-Laurent). Peu de temps après, il est atteint d’un cancer de la gorge, dont il décède en 1988.
La carrière de Christine Lamer, dont la voix demeure surtout associée à son principal rôle comme marionnettiste, se poursuit comme animatrice, puis elle se tourne vers l’écriture romanesque après avoir signé une autobiographie, Nom d’une Bobinette. Dépassant de beaucoup la durée de vie habituelle des personnages pionniers de la télévision jeunesse, Bobinette et Bobino auront accompagné non seulement la première génération d’enfants de la télévision, mais aussi la génération de leurs enfants.
Du 11 juin 2020 au 21 mars 2021, le Musée de la Civilisation de Québec consacre une exposition à l’héroïne chérie de l’émission jeunesse Bobino. L’exposition Nom d’une Bobinette! comprend, outre Bobinette elle-même, des vêtements sur mesure, une maquette du castelet, plusieurs couvre-chefs, la canne de Bobino et, bien sûr, les fameux pétards à la farine.